Même bonheur est parfois triste
Yasujirô Ozu est un des maîtres incontestés du cinéma japonais, et même du cinéma tout simplement. Sa filmographie est tellement copieuse qu’on ne peut se vanter d’avoir tout vu. Pensez, son 1er film date de 1923 et dernier, l’excellent Le Goût du saké, de 1962, soit plus de 50 titres. Ces 117 minutes de 1958 constituent son 1er film en couleurs. Un groupe d’anciens amis se retrouve et discute de l’avenir de leurs filles, désormais en âge de se marier. L’un d’eux, Wataru Hirayama, est un cadre supérieur fermement attaché à ses valeurs conservatrices, mais tenant parfois auprès de ses amis un discours progressiste sur l’amour et le mariage. Un jour, un jeune homme se présente à son bureau : il se nomme Masahiko Taniguchi et demande la main de Setsuko, sa fille aînée. La décision d’Hirayama est sans appel : il refuse que sa fille épouse l’homme qu’elle aime… En cette période de disette cinématographique, le drogué de la salle obscure que je suis se rabat volontiers sur des films d’ailleurs, - Mongolie, Bhoutan, Algérie, Macédoine, Corée, etc… - que nous n’aurions sans doute pas pu découvrir sans la pénurie de films américains. Mais il y a aussi les reprises comme ce film du plus japonais de tous les réalisateurs. Une curiosité mais dont on doit oser dire que ça a pris un sacré coup de vieux. 75 ans après, le cinéma a tellement évolué et nos goûts avec, qu’il est difficile de juger cette comédie dramatique en 2021. Mais ça reste un témoignage émouvant de ce reste un des grands maîtres du cinéma asiatique.
Longtemps méconnue du public occidental, - alors que ses très célèbres compatriotes Kurosawa et Mizoguchi bénéficiaient, eux, d’une reconnaissance internationale -, rarement présentée en festival par un studio qui la jugeait trop spécifiquement japonaise pour s’exporter, l’œuvre d’Ozu finira toutefois par rencontrer un plus large public international après la mort du réalisateur en 1963. D’ailleurs ce film n’est sorti chez nous qu’en 1969 ! Je l’ai dit plus haut, c’est le 1er film en couleurs de fervent du noir et blanc. Le cinéaste prendra tellement de plaisir à faire ce film qu'il produira par la suite tous ses films en couleurs, parmi lesquels quelques-uns de ses chefs-d'œuvre. La fleur d'équinoxe, Higanbana en japonaise, est aussi appelée « fleur aux 600 noms ». Elle donne son titre au film à cause de son symbolisme et de sa provenance, un film qui tente de traduire la difficile transition sociale que subit un père. De plus, la plante est traditionnellement reconnue pour être une source d'inspiration pour les poètes et artistes japonais. Elle est également la muse d'Ozu qui la fait apparaître dans plusieurs de ses films. Ozu est connu pour son perfectionnisme quant à la construction de ses plans. Ici, sa caméra systématiquement fixe est placée au ras du tatami. Il tient à placer la caméra à hauteur d'œil pour une personne agenouillée sur le tapis. Le pied de la caméra installait celle-ci à moins d'un mètre du sol, obligeant l'opérateur à lui-même s'agenouiller, voire s'allonger, pour filmer la scène. Pour ce qui est du scénario, on tente de partager la tradition nippone à propos de mariage arrangé. On a du mal à partager l’amour vieux jeux d'un père pour sa fille qui s'inquiète et prend mal le fait qu'elle refuse le mari potentiel qu'on lui propose. La mise en scène aussi soignée que minimaliste donne pourtant assez d’espace aux personnages qui entravés par les convenances de la tradition réussissent à tomber le masque pour entrevoir la société dont ils rêvent. Le cinéma d’Ozu n’est pas impressionnant, mais il marque tous les amoureux de l’esthétisme et du raffinement japonais. Ozu s'est comparé toute sa vie à un restaurateur de tofu ne faisant que du tofu. Oui, mais avec lui, le tofu devient un délice à nul autre pareil.
Shin Saburi est un grand habitué du cinéma d’Ozu pour lequel il a tourné nombre de films. Il incarne ici tout ce qu’un occidental peut imaginer du ressenti profond d’un japonais. Il est parfait de justesse et de sobriété. Un grand acteur. Quant à Kinuyo Tanaka, elle jouait déjà pour Ozu dans sa période de cinéma muet… c’est vous dire. Ineko Arima, Yoshiko Kuga, Keiji Sada, etc… servent admirablement le maître japonais. Dans cette période de grande laideur, peut-on rester insensible à deux heures de magnifiques tableaux animés… un véritable régal pour les yeux Une illustration parfaite de l'atmosphère inimitable des films d'Ozu, baignée d’une acceptation sereine du temps qui passe. Et comme le dit le dicton japonais : même bonheur est parfois triste.