J’avais vu le film en 2012 ; parfois, un film vu un an auparavant me fait un effet tout autre, si tant est que je m’en souviens. Gilbert Grape, j’aurais pu l’avoir vu il y a six mois tant le souvenir était fort. Surprise : il est aussi totalement inchangé.
Aujourd’hui que je suis l’aîné d’Arnie Grape, le rôle de simplet attachant qui fige DiCaprio dans ses 19 ans, sa performance m’étonne non moins. D’autant plus, en fait, que le film est titré du nom du rôle de Johnny Depp. Une relique témoignant que DiCaprio n’avait même pas commencé son ascension fulgurante, et qu’il a pris tout le monde par surprise en volant la vedette à Depp.
À Endora, bourgade américaine comme il y en a tant, les problèmes sont tous humains. C’est une société repliée sur elle-même, qui oublie que le coucher de soleil est beau et pour laquelle le défilé annuel des vacanciers vaut cent fois la télévision qui baragouine pour une mère clouée chez elle par son obésité. Peut-être l’authenticité de la maisonnée vient-elle de cette mère, jouée par Darlene Cates dont le poids ni même la vie n’est simulé. Entre Depp à qui le scénario donne la part belle et DiCaprio qui s’impose « comme un grand », c’est un trio de personnages équilibré qui prédomine par pure alchimie, l’indice d’un film qui fonctionne sans l’avoir voulu.
Mais il ne faudrait pas décréditer Hallström de ses mérites, lui qui souffrira déjà d’un retour de bâton suffisamment fort (et justifié, je crois) avec Amour et mensonges deux ans plus tard. Il a donné du sien dans les détails significatifs, la dimension horizontale de cette vie si terre-à-terre qu’elle ne saurait avoir d’autre dimension que le « là-bas » ; le là-bas « où il y a l’autoroute », le là-bas qui est le territoire du grand supermarché, celui auquel c’est une trahison inégalable que de se rendre, voire d’en sortir avec un produit dispensable, car c’est un acte meurtrier contre l’autarcie qui est le cœur du village texan. Mieux vaut, en effet, échanger quelques blagues de mauvais goût autour d’un verre avec le croque-mort – qui, dans ses conditions, est nécessairement obsédé par la mort, ou bien il n’aurait pas sa place.
La « place », voilà la vraie attache de ces gens à leur terre, à leur frère. Ce n’est même pas une question de s’apprécier ou de se tolérer, car l’affection n’est pas une finalité : c’est un besoin. C’était là le vrai rôle pensé pour DiCaprio qu’on ne s’attendait pas à a voir jaillir hors de sa cage, et l’origine des vrais dilemmes pour celui de Depp.
Ce que devait être Gilbert Grape est perdu : c’est dommage, en un sens, car il est devenu un film de terroir assez sobrement contemplatif, un western moderne où les caravaniers descendent des cowboys et les diners des saloons, où la romance semble inévitable et où le blasement est omnipotent. Mais il est aussi devenu ce qu’on n’aurait jamais pu faire exprès, un drame vraiment touchant, un équivalent qualitatif et thématique à Rainman, mais dont l’échelle varie de l’individu au village en passant par la famille.
septiemeartetdemi.com