Comment un réalisateur du regard comme Hitchcock aurait-il pu résister à un pitch d'une telle évidence ? Non content d'aborder son obsession de la manière la plus simple, directe et accessible, Fenêtre sur cour superpose à la fois le metteur en scène et le spectateur sur le personnage principal (James Stewart, parfait), tous trois renvoyés à leur condition de voyeurs impénitents. D'accord, le réalisateur garde un avantage certain sur nous sans jamais s'exclure du (délicieux) piège. De cette mise en abyme vertigineuse (l'encadrement des fenêtres en analogie à l'écran de projection), L. B. Jeffries, nous et le grand orchestrateur s'efforcent de dégager du sens à partir d'informations fragmentaires soumises à plusieurs filtres : point de vue, à-priori mais aussi ce qu'on ne voit pas.
Le film s'ouvre avec une succession de longs-plans panoramiques qui posent le décor et l'univers du héros prostré dans son salon. La caméra suit son regard, son regard dirige le notre. On découvre les habitudes du voisinage par petits bouts, on échafaude des hypothèses sur les caractères,... Tout cela, on ne le fait qu'à partir du perchoir de Jeff qu'on ne quittera pas des 120 minutes. Puis arrive l'élément perturbateur. À la grâce d'une ellipse judicieusement posée, Hitchcock sème le doute. À partir de là, c'est la nature du film qui vrille sur elle-même. Alors que Jeff le photographe (tiens, un autre conteur par l'image) se demande s'il n'a pas été le témoin d'un crime insidieux, nous sommes en droit de nous interroger sur ce que nous regardons, je parle aussi bien des évènements auxquels nous assistons que du film lui-même.
Selon l'inclination ou l'imagination, on peut tout à fait choisir d'adopter les perspectives du voisin curieux ou de les regarder en biais. Le résultat est exactement le même puisqu'on est pris au jeu des faux-semblants, on guette l'élément qui viendra appuyer ou ébranler notre théorie (vrai meurtre, fausse piste, romance cachée). En bon petit stratège, Hitchcock va s'amuser à passer de l'une à l'autre, prenant un plaisir certain à perturber nos certitudes jusqu'à sa résolution finale, pour le coup assez claire (trop d'ailleurs) et sous haute tension, puisque rappelant à son spectateur sa double nature passif/actif face à ce qui se déroule devant lui.
Les années n'ont aucune prise sur Fenêtre sur cour, et ce n'est pas un hasard. Le long-métrage touche à l'universel en glissant un grain de sable dans l'objectif (notre regard). Comme à son habitude, le cinéaste légendaire le fait de manière ludique pour mieux inviter à remettre à plat ce que nos yeux voient, la différence entre les histoires vraies et celles qu'on s'inventent ne tenant parfois pas à grand chose. D'une interrogation purement Descartiennes (nos sens nous trompent-ils ?), Hitchcock en fait le sel d'un thriller malin, terriblement amusant et drôlement effrayant. En moins de deux heures s'il vous plait. Chapeau l'artiste.