Si les films d’Alfred Hitchcock avaient (et ont encore) du succès, ce n’est pas forcément parce qu’ils sont bien (quoique pour la plupart de sa filmographie, cela reste un fait indiscutable). Mais également par leur côté expérimental. La Corde, film de 1948, en est le parfait exemple ! Long-métrage quasi méconnu du grand public (qui se souvient plutôt de Fenêtre sur cour, Les Oiseaux, Psychose, La mort aux trousses ou encore Le crime était presque parfait), ce dernier reste pourtant un exercice de style à voir, rien que pour la prouesse technique faite à l’époque.
Avec La Corde, le maître du suspense adapte une pièce de théâtre (Rope’s End de Patrick Hamilton, elle-même inspirée d’un fait divers) où deux étudiants étranglent l’un d’eux dans leur appartement, juste pour la beauté du geste. Et décident malgré cela de ne pas annulé le soir même le dîner prévu où sont conviés la famille du défunt, sa petite amie et un professeur dont la théorie sur le fait que les êtres supérieurs ont le droit de tuer les êtres inférieurs (qui a inspiré justement l’un des deux étudiants dans le crime). Un jeu de manipulations verbales où les invités vont commencer à s’inquiéter de l’absence de la victime (ignorant sa mort, je vous le rappelle), l’un des deux meurtriers va se délecter du spectacle tandis que l’autre va montrer des signes de nervosité. Quant au professeur, sa perspicacité va le mener à découvrir peu à peu ce qui s’est passé, allant à l’encontre de sa propre théorie (cité plus haut). Bref, La Corde démarre par le meurtre et se poursuit jusqu’à la fin par des dialogues et autres conversations, qui mettent en valeur toute le sadisme d’un des deux étudiants. Et par ce biais, le film nous offre quelques moments philosophiques plutôt intéressants. Cependant, pour apprécier La Corde, il faut être fan du « cinéma bavard » (où cela ne fait que parler et parler). Il est vrai qu’un film où il ne se passe pratiquement rien (alors qu’à notre époque pullulent des blockbusters détonnant à tout-va) se montre ennuyeux.
Mais là où il faut regarder La Corde, c’est bien pour sa mise en scène, innovante ! Déjà d’une part le côté « théâtre » de l’ensemble. Durant 1h17, le film se déroule que dans un seul décor (l’appartement des deux étudiants), filmé que d’un seul côté (comme une sitcom). Bien plus une pièce de théâtre qu’un film ! Et c’est d’ailleurs cet effet-là qui provoquera pour les profanes ce sentiment d’ennui qui les fera fuir sans l’ombre d’un doute. Mais grâce à des dialogues pointilleux, La Corde n’est pas un amas de blablas sans intérêt. Ils permettent de se laisser emporter dans cette histoire et d’admirer ce film qui mélange habilement le 6ème et le 7ème art. Et il ne faut pas oublier la prestance des comédiens (tel que James Stewart) qui, par leur jeu, permettent de s’attacher à leur personnage respectif et de tenir la distance. Sans compter que nous tenons-là un exemple autre qu’horrifique d’un film tourner en huis-clos (comme quoi, l’épouvante n’est pas forcément l’unique genre à adopter ce style de mise en scène).
Est-ce cela la prouesse technique dont je vous parle depuis tout à l’heure ? Non, fort heureusement ! Mais avant de vous expliquez de quoi il s’agit, faisons un point sur la manière de filmer des scènes. À cette époque, point de numérique ou de pellicules, mais de grosses caméras à bobines. Un désavantage de taille : ces dernières ne pouvaient filmer que 10 minutes de scènes. Et pourtant, cette technique du Ten Minutes Take n’a pas empêché Hitchcock de présenter La Corde comme d’un unique plan-séquence (une scène filmée sans coupure au montage). Comment a-t-il pu faire cela avec des bobines ne pouvant contenir que 10 minutes de films ? C’est là que la mise en scène du maître du suspense dévoile de sa superbe. Prouvant que le cinéaste est un génie ! En réalité, il n’y a pas de plan-séquence, mais plutôt l’illusion d’en avoir un ! Et pour masquer le montage du film, Hitchcock filme ses séquences pendant 10 minutes et la finit par un plan rapproché (comme le dos d’un personnage) qui obscurcit l’image. Cela devient en quelque sorte un fondu, qui permet ainsi le changement de bobine sans que le spectateur ne s’en rende compte (la coupure n’étant du coup pas visible). Ou bien la scission n’est pas évitée mais reste discrète (étant rapide et franche) par le biais d’un gros plan mettant en valeur une réplique importante ou bien un geste dangereux (comme une arme à feu en main). Du coup, avoir comme titre La Corde n’est pas banal, le film se présentant comme cet objet (ayant servi au crime, soit dit en passant) : un objet possédant deux bouts (début et fin) qui sont joints sans interruption ni coupure.
Grandement bavard et ennuyeux quand on n’est pas habitué par ce genre d’exercice de style, ça serait pourtant une grossière erreur de passer à côté de cet exercice de style flamboyant. Où la mise en scène brille bien plus que l’histoire en elle-même. Si Hitchcock est considéré comme l’un des meilleurs réalisateurs, ce n’est vraiment pas pour rien ! Et La Corde est le film qui vous le prouvera. Comme quoi, il n’y a pas que Psychose et Sueurs froides qu’il faut retenir de sa filmographie !