Depuis ses premiers succès, une partie de la critique dénie à Brian de Palma le statut d'auteur, lui reprochant sa trop grande proximité avec Alfred Hitchcock qui friserait selon certains le plagiat pur et simple. Il n'est donc pas encore parvenu à atteindre la réputation intellectuelle de ses compagnons d'armes que sont les Coppola, Spielberg et Scorsese. Le succès de "Scarface" en 1983, remake ultra-vitaminé et déjanté du film d'Howard Hawks (1935), semble enfin pouvoir le faire sortir de l'ombre tutélaire de celui qui est encore jugé à l'époque comme le seul et unique maître du suspense. Il est vrai que la suite de sa filmographie jusqu'à nos jours se caractérisera par une volonté d'éclectisme affirmée, l'écartant de manière systématique de l'atmosphère si particulière de ses films de la décennie 1974-1984 qui sont pourtant ceux qui aujourd'hui restent dans les mémoires. Mais en cette année 1984, il lui reste en tête un dernier film hommage à son maitre qu'il n'entend pas réaliser lui-même afin de ne pas déchaîner à nouveau la salve des critiques contre lui. Il pense donc confier le projet à Ken Wiederhorn, un tout jeune réalisateur dont il a apprécié le premier film ("Eyes of a stranger"), mais la Columbia ne l'entend pas de cette oreille et le contraint à passer derrière la caméra. Si de Palma est un admirateur du travail d'Hitchcock, ce sont surtout trois de ses films qui ont nourri son inspiration : "Psychose" tout d'abord duquel il a livré une relecture citadine avec "Pulsions" (1980), "Vertigo" ensuite dont "Obsession" (1976) a proposé une version florentine vaporeuse, "Fenêtre sur cour" enfin pour son thème du voyeurisme repris dans le thriller politique "Blow out" (1981). "Body Double" tentera lui une audacieuse synthèse en mélangeant habilement le thème du double avec celui du voyeurisme tous deux au cœur même de l'œuvre hitchcockienne. Les héros des films du réalisateur anglais sont très souvent pris dans des machinations où leurs obsessions et leurs phobies les ont conduits. Pantins prisonniers de leur trauma, ils deviennent des héros de circonstances plutôt que par affirmation d'une quelconque bravoure désintéressée. Jake Scully (Graig Wasson) acteur de films d'horreur de série Z est pleinement de cette trempe, spectateur invétéré de sa vie et de celle des autres.
Il va se retrouver au hasard de ses déboires d'acteur raté
et de mari trompé au cœur d'un complot dont il sera bien involontairement le bras armé. Scully réunit jusqu'à la caricature, y compris physique, les travers qu'Hitchcock accolait de manière improbable aux figures charismatiques de Cary Grant ou James Stewart. Avec le quelconque mais néanmoins excellent Graig Wasson, c'est comme si De Palma que l'on surnommait parfois "le Hitchcock du pauvre" voulait ramener les enjeux dramatiques hitchcockiens à leur niveau le plus prosaïque, celui du quidam moyen tel que l'on peut le voir dans la vraie vie. Une instabilité émotionnelle doublée d'une claustrophobie paralysante (un parallèle assumé avec le vertige qui accablait Stewart dans "Vertigo") qui feront tomber
Jake Scully dans tous les pièges qui lui seront tendus
. De Palma dans cet ultime hommage fait œuvre de démystification, déroulant en boucle et en les poussant jusqu'à la caricature certains des artifices les plus usités d'un maitre devenu encombrant comme pour, avec un sens de la dérision assumé, donner enfin raison à ses détracteurs. Avec le voyeurisme, la claustrophobie et le jeu trouble des apparences qui entourent Jake Scully, c'est la frustration sexuelle qui exsudait de la plupart des films d'Hitchcock que de Palma étale ici au grand jour par le biais des sublimes Deborah Shelton et Mélanie Griffith (fille de Tippi Hedren icône de la blondeur hitchcockienne des "Oiseaux" et de "Pas de printemps pour Marnie"). Le titre "Body Double" fait référence à la doublure-corps régulièrement employée au cinéma pour faire illusion en masquant les imperfections esthétiques de la vedette ou son refus d'apparaître nue. De Palma ayant choisi le milieu du cinéma comme toile de fond, il nous rappelle que le septième art est par essence le domaine de l'illusion, prenant ainsi à contre-pied la quête effrénée et vaine selon lui de certains réalisateurs comme Robert Bresson pour nier cette donnée consubstantielle au phénomène de l'image animée. Au passage dans une scène assez éprouvante, il en profite pour dénoncer les excès de la fameuse méthode de l'Actor's Studio qui prétend nourrir le jeu de l'acteur de la résurgence des expériences traumatiques de l'enfance. Centré sur la préoccupation de régler tout à la fois sa dette à son maitre et son compte à la critique, De Palma a privilégié le rendu sensoriel plus que la force de l'intrigue qui ne sert que de prétexte à la mise en avant de ses clins d'œil facétieux comme cette scène sur la plage où Deborah Shelton et Graig Wasson tournoyant à 360° parviennent à un coït complètement fantasmé. Malgré un côté kitsch clairement affiché avec la présence du groupe Frankie goes to Hollywood venu chanter son tube sulfureux "Relax", qui pourra en rebuter certains, "Body Double" distille un parfum envoûtant qui doit beaucoup au travail de Pino Dinaggio dont la musique atmosphérique nimbe le film d'un parfum d'érotisme entêtant qui grave dans les mémoires (masculines sans doute) la danse lascive de Mélanie Griffith vue à travers la lunette du télescope planté à la fenêtre panoramique de la fameuse Chémosphère de l'architecte John Lautner ( construite en 1960 à Los Angeles sur Hollywood Hills devenue une curiosité locale). Tout se passe donc comme dans un rêve virant au cauchemar et
c'est bien ce que semble nous dire Dennis Franz, double de De Palma, quand, réalisateur de films de vampires il réveille son acteur victime depuis le début du film d'une crise de claustrophobie à l'intérieur d'un cercueil
. Curieux voyage dans les tréfonds obsessionnels d'un homme ordinaire qui au final nous ressemble, "Body Double" n'est sans doute pas le plus grand film de De Palma mais certainement un film unique en son genre qui retranscrit parfaitement en les détournant les impressions ressenties par De Palma et peut-être certains d'entre nous devant les chefs d'œuvre d'un autre grand réalisateur.