« Gertrud » a l’ampleur et l’implacabilité d’un drame antique. Le film porte en lui une triple vérité tragique : celle de l’amour, où l’offre ne peut jamais satisfaire la demande ; celle des hommes, faillis ; celle de cette femme, qui veut tout, donc trop. Sans doute, Gertrud est sa propre mort. En plus de ces mouvements dramatiques qui épousent l’arc parfait du film, Le cinéma de Dreyer porte aussi le regard, et dirige le notre, sur cette étrange vérité que se qui se dit et se qui se fait ne se recouvre que mal, de manière insuffisante. Il va enregistrer le hiatus entre la parole et les actes, sujet déclaré du film. Il suffit d’entendre ces hommes qui, en une phrase presque convenue qu’ils savent irréalisable, proposent chacun à Gertrud de partir avec eux, alors même que leurs carrières sont au cœur de leurs vies. Mais il est déjà trop tard, et Dreyer filme cet irrémédiable. Cette femme, pour qui l’amour est tout, va rompre avec chacun de ceux qui l’aiment, même mal, tirant finalement un trait sur l’amour des hommes. Paradoxe de Gertrud : d’un côté, elle seule va jusqu’au bout, prenant sur elle de réduire à néant ce hiatus entre paroles et actes ; puisque l’absolue passion n’est pas vivable, elle ne (la) vivra pas.
Ici encore, Dreyer, cinéaste de l’abstraction lyrique, filme ce personnage du « vrai choix », maintenu jusqu’à son sacrifice. Mais c’est le choix lui-même qui est terrible. Y fait écho le caractère clinique, terrifiant et monstrueux, de ce blanc dreyérien qui avale littéralement Gertrud dans l’épilogue où nous la retrouvons vieillie, seule mais sereine, au seuil de la mort. Nous assistons peut-être bien au songe d’une morte, comme su Gertrud s’adressait à nous d’outre-tombe, cette tombe qui hante ses derniers propos. Comme si elle avait accédé une fois pour toute à la paix éternelle, au « bonheur des pierres ».
Le film est animé, comme tous ceux de Dreyer, par le fameux couple passion et mort. On peut ainsi voir dans la grande scène de la réception, la confrontation entre la pulsion de vie – le jaillissement de la jeunesse étudiante, faisant avec force irruption, en tambours et trompettes, - et une pulsion de mort incarnée à la fois par cet aréopage aux tempes grisonnantes faisant face aux étudiants, et par cette soudaine faiblesse de Gerturd. Confrontation entre quelque chose de fort et quelque chose de faible qui parcourt tout le film (ce que nous retrouverons bientôt, opposant à cette scène le long plan-séquence intimiste qui lui répond). Confrontation entre détermination et mélancolie, puissance de volonté et fatigue d’être ; mais encore entre corps (faible) et esprit (fort), trivial et sacré.