La seule évocation du nom de Brian de Palma fait tout de suite naître dans mon esprit l'image d'une jeune fille maculée de sang de porc, le visage déformé par un rictus d'horreur, au bal de promo de son lycée. C'est par le biais de Carrie au bal du diable et de Blow Out que j'ai pu me familiariser avec le réalisateur du New Jersey (il est né à Newark en 1940). Alors que Carrie m'a vraiment plu, le second cité m'a moins marqué, la faute à un scénario faiblard et une réalisation qui m'a parue datée.
C'est toutefois en 1983 que De Palma va réellement faire parler de lui avec la sortie de Scarface. L'ascension irrésistible de Tony Montana campé par un Al Pacino électrique va assurer au réalisateur une renommée mondiale, et à son héros l'adoration aussi bien de certains cinéphiles que de nombreux petits truands, qui s'identifient au style « bling-bling » et cocaïné du caïd porto-ricain.
Malgré ce succès, il faut attendre 10 ans avant que le tandem ne remette ça, mais l'attente valait clairement le coup : en effet, Carlito's Way se paye le luxe de surpasser son illustre aîné. Il faut néanmoins rappeler que les deux films présentent de nombreuses différences qui leur donnent à chacun une identité propre.
Tout d'abord, Tony Montana a fait place à Carlo Brigante dans l'Impasse. Ce dernier n'a pas l'ambition de conquérir le monde, et cherche au contraire la rédemption, après des années passées dans le milieu du crime. La scène d'ouverture est d'ailleurs savoureuse, puisque Al fait son mea culpa devant le juge, et admet bien volontiers les tords qu'il a causé à la société. Au delà de l'envie d'être libéré de prison, Carlo veut vraiment changer de vie. C'est un personnage usé et sincère que nous présente ici De Palma, un homme qui a tout perdu en prison, si ce n'est le respect de ses congénères, et qui veut profiter des années qu'il lui reste. Ce rôle, Pacino ne l'endosse que trop rarement, et c'est avec plaisir que l'on découvre la partition nouvelle qu'il livre, celle d'un homme plus fragile, mais qui reste néanmoins un redoutable prédateur.
La volonté de Carlo Brigante de quitter le milieu va être mise à mal dès son retour dans les rues de New York où lui et son homme ont tué et racketté des années durant. En effet, il se retrouve très vite entouré d'une faune composée jeunes truands ambitieux (parmi eux Benny Blanco) qui cherchent à le remettre sur les chemins tortueux qu'il a autrefois arpenté. Ses envies d'ouvrir une entreprise de location de voitures, ou de profiter de son night club partent très vite en fumée. Même son avocat, et ami le plus proche, David Kleinfeld (campé par Sean Penn méconnaissable, et absolument génial) le pousse au délit. Il faut dire qu'il est généralement surcocaïné, et mouillé jusqu'au coup dans des affaires troubles.
Kleinfeld va d'ailleurs être le déclencheur de la spirale infernale dans laquelle Carlo Brigante va être emporté. Il lui propose l'évasion d'un ponte de la mafia sicilienne à qui il doit un million de dollars. Suite à un pétage de plomb de l'avocat durant l'opération, l'évasion tourne au cauchemar, et le parrain et son fils meurent. De là, Brigante doit faire face à la volonté de vengeance des siciliens qui veulent sa peau. Dès lors, Carlo entreprend de quitter la ville avec la femme qu'il aime, ce qui occasionnera de nombreux morceaux de bravoure.
Car des scènes mémorables, l'Impasse n'en manque pas. En effet, le film alterne des phases posées, avec des scènes d'actions pures ou des moments de stress, comme la fameuse scène du billard. Selon moi, les deux autres clés du film sont Carlo qui monte sur un toit sous une pluie battante pour voir Gail (la très jolie Penelope Ann Miller) danser dans l'immeuble d'en face. Avec la magnifique « You are so Beautiful » de Joe Cocker, cette scène nous offre un beau moment d'émotion. Enfin, la course poursuite finale dans le métro New-Yorkais vaut également son pesant d'or, avec un suspens montant en crescendo jusqu'au dénouement final.
Au delà d'un scénario certes pas révolutionnaire mais assez bien construit, l'Impasse brille grâce aux acteurs qui mettent réellement leurs talents respectifs au service du récit, afin de donner de l'épaisseur et du caractère aux rôles qu'ils interprètent. Si Al Pacino et Sean Penn sont parfaits, comme d'accoutumée, les seconds rôles n'ont rien à leur envier, comme Luis Guzman ou l'excellent John Leguizamo, plus connu du grand public pour son rôle de Tybalt dans Romeo+Juliet. La brève apparition de Viggo Mortensen, acteur que j'affectionne particulièrement, ne fait que renforcer cette sensation de « casting béton ».
Au niveau de la bande originale, la musique de Patrick Doyle sait mettre en valeur le suspens de certaines scènes, sans être inoubliable. On retiendra surtout la ballade de Joe Cocker citée plus tôt, qui clôt de manière magnifique le film, avec cette carte postale qui prend vie et s'anime au gré des notes de piano...
Si à la fin de Scarface Tony Montana était sorti vivant de l'attaque de son « palais », et qu'il avait été incarcéré durant 5 ans, il serait peut-être sorti de prison dans la peau de Carlo Brigante. Le point fort de l'Impasse, c'est qu'il met en action un homme qui cherche à échapper à son passé, à un statut et une position sociale qui paradoxalement lui a tout donné avant de lui faire tout perdre. Le film nous dévoile un Al Pacino à fleur de peau, fragile et usé, qui cherche à survivre, pris malgré lui dans un engrenage infernal.
L'Impasse est assurément l'un des plus beaux films des années 90, qui n'en manquent pourtant pas. La beauté envoûtante de sa photographie, la maturité de son scénario, couplés à des partitions d'acteurs parfaites font de ce film le digne successeur de Scarface, et l'un des plus beaux de la riche filmographie de Brian de Palma.