"Cris et chuchotements" représente selon moi, avec "Persona", le sommet de l'oeuvre de Bergman. Il s'agit d'un film d'une violence psychologique saisissante, presque insoutenable, qui laisse le spectateur littéralement les jambes coupées. Il est en outre d'une perfection de réalisation qui donne le vertige et d'une splendeur formelle qui suscite l'émerveillement. Comme la plupart des films du réalisateur suédois, il nous parle du mal, mais avec ce même pessimisme d'origine luthérienne qui faisait dire à Kant que le mal est "radical" au sens où il est invincible en ce bas monde. C'est donc avec une insistance accablante que Bergman montre la souffrance, la haine, le mépris, l'impossibilité de communiquer et finalement la mort qui rongent l'humanité dans ses membres. Le film raconte l'agonie d'Agnès, rongée par le cancer, et la manière dont ses proches réagissent. Et la mort, plutôt que de susciter une réconciliation, permet le surgissement de toutes les haines et des rancoeurs refoulées. Les femmes se souviennent de leurs déboires conjugaux, pendant qu'Anna se remémore la mort de son enfant. Alors qu'elles semblaient sur le point de se rapprocher l'une de l'autre, Maria et Karin se séparent sur un geste de mépris, tandis qu'Anna, la servante fidèle, est congédiée de manière odieuse. Le mal paraît triompher sans laisser briller quelque lueur d'espoir. Tout cela nous est par ailleurs conté dans un film d'une facture parfaite. Il est tout entier structuré autour du chiffre 4: quatre femmes (Agnès, Maria, Karin, Anna), quatre hommes (le mari de Maria, le docteur, le pasteur, le mari de Karin), quatre couleurs dominantes (rouge, vert, blanc, noir), quatre récits, les quatre saisons. La musique enfin, admirablement choisie et distillée avec parcimonie là où il faut, est de Bach et de Chopin. La perfection, vous dis-je! En tout cas, c'est encore un film que j'emporte sur mon île.