Il est des films austères dont la froideur est engourdissante, au sens où ils paralysent l'émotion et paraissent se guinder dans une distance trop belle pour être perçue par un spectateur avide d'une nourriture spirituelle prosaïque. Des grands films de ce genre, qui visent à l'élévation et à une sorte de révélation supra-humaine, il en existe beaucoup, par exemple chez Kubrick. Cependant, quand le talent de l'auteur est écrasé par l'ambition de ses visées, ce genre de films peut rapidement devenir plat, amorphe et sans substance. Bergman, lui aussi, recherche la froideur, se distanciant toujours de ses personnages pour éviter de se laisser distraire dans son auscultation par une empathie qui réglerait trop vite les questions qu'il aborde. La froideur de Cris et Chuchotements, alors, se fait tout autre, non pas dépourvue d'émotion, mais dépourvue de toute prise sur celle-ci, dépourvue de toute possibilité de diluer la douleur des personnages en la partageant avec eux. Cris et Chuchotements devient alors très vite et sans rémission possible, un film absolument glaçant. Bergman, pourtant, ne s'arrête pas au simple choc que peuvent susciter certaines scènes de par leur prégnance et leur vérité révélée. Il va chercher, dans chaque scène et chaque déchirure qui la porte, non pas ce qui fait de ces sœurs et de leur servante des êtres isolés, incapables de s'atteindre par leurs cris ou par leurs murmures, mais quelque chose d'encore plus lointain, le maillage abscons et impersonnel qui maintient leurs destins enlacés. Ainsi, le suédois renouvelle constamment le vertige de son film, où rien n'est jamais résolu, et où la délivrance ne pourra pas même venir de la mort. Le personnage de Karin, en ce sens, est très révélateur ; prisonnière d'un mariage de convenance où l'ennui et le dégoût dessinent tout horizon, elle semble un temps, de par sa dévotion et son courage face à sa sœur agonisante, accepter la mort et l'aplanissement de son existence. Pourtant, le vernis de sa force apparente se craquelle quand Maria, sa sœur frivole, lui montre de la tendresse. Presque tranquillisée par la mort, Karin, désormais, est terrorisée par la vie. Pour Maria, le problème est inverse ; légère et inconséquente, elle porte en elle une vie égoïste inapte à se confronter à la pesanteur ou la gravité de l'existence, et ne supporte pas l'agonie qui terrasse Agnès. Chacune d'un côté de la mort, les deux sœurs sont terrassées par l'attraction funèbre du versant opposé, par un magnétisme qui refuse de les laisser en repos. Elles parviendront certes à une réconciliation éphémère, où chacune parait pouvoir retrouver un peu en l'autre les clés aux serrures de ses malaises enfouis, mais une scène de rêve les rappelle derechef à l'angoisse, de par la vision d'Agnès, réveillée au beau milieu de sa mort sans repos. C'est dans cette scène culte que bat le cœur de ce chef-d'oeuvre, quand la mort revient hanter Karin et Maria non pas comme une figure austère devant laquelle on peut s'incliner ou dont on peut tenter de se jouer, mais comme une vibration pulsatile, éternelle, profondément enfouie en l'être et impossible à conjurer de quelque manière que ce soit. Les deux places opposées des sœurs dans leur rapport à la mort, par ailleurs, décrivent une autre tragédie existentielle que Bergman sait si bien donner à sentir. Terrifiante, la mort ne plie jamais, soit qu'elle vienne vous cueillir dans votre lit, soit qu'elle impose son image à tous vos moments de bonheur ou à toute l'habileté que vous déployez à exister. Face à elle, aucune attitude ne triomphe, et moins que tout, la tentation de partager son fardeau. La chaleur humaine, dans Cris et Chuchotements, n'est d'aucun secours à des êtres qui lorsqu'ils s'approchent, sentent immédiatement leur différence et se voient de suite rejetés à leur petitesse au beau milieu de isolement. Cet isolement, pourtant, ils l'ont choisi eux-mêmes. La difficulté d'Agnès, enfant, à trouver sa place auprès d'une mère prise comme modèle et comme puits de réponses en témoigne. Dans la course ontologique qui se met en place entre les sœurs et que ces souvenirs douloureux éveillent (Agnès ne cache pas sa jalousie vis à vis de Maria), il peut alors sembler que Karin et Maria ait chacune choisi leur place, s'éloignant l'une de l'autre pour mieux affirmer leur individualité et la plénitude de leur existence. C'est précisément le gouffre creusé de leurs mains dans un élan de puissance qui empêchera par la suite tout contact, au moment où la présence de l'autre comme béquille parait plus nécessaire que jamais. Cris et Chuchotements trouve alors à décrire, l'air de rien, combien l'Être devient dérisoire quand le temps et la conscience finissent par pénétrer avec assez d'acuité la vérité de la vie, derrière laquelle perce, comme son double ou son fonds véritable, une mort que rien ne peut dissoudre. La solitude, qui parait nécessaire dans un cercle familial où l'on s'éloigne les uns des autres par désir de se reconnaître soi-même, l'est tout autant à l'extérieur. On la lit dans la situation d'Anna, servante dévouée et sûre d'elle-même, sans aucun obstacle intérieur à l'expression apaisée de ce qu'elle est, mais barrée par la barrière sociale qui l'objective et nie la plénitude de son être. On la lit, aussi, dans le rapport de Karin et Maria à leurs époux et amants, regroupés sous la même oracle par des scènes de repas où leurs gestes, similaires, paraissent lointains et dédiés à sustenter un être profondément étranger, qui se suffit à lui-même pour vivre sans la nécessaire présence de son épouse. Avec une justesse que je n'ai jamais vu ailleurs, Bergman dit d'ailleurs si bien la barrière du sexe ; les quatre femmes sont recluses entre elles, loin d'hommes cantonnés au souvenir ou à des tentatives aussi douloureuses qu'inabouties. La seule à approcher vraiment l'existence au sens pur du terme, la vie toujours identique à elle-même et accompagnée du désir de se poursuivre est en fin de compte Agnès, qui, déjà condamnée, lutte face à la forme finale de la Mort, qui vient la réclamer pour de bon mais qui, déjà, pose son ombre sur chacun des autres personnages, qu'elle qu'en soit la conscience qu'ils en ont. Et pourtant, car Bergman, je l'ai dit, n'interrompt jamais le vertige de son film, il y a cette scène finale lumineuse, qui se penche sur le bonheur éphémère d'Agnès - confirmant qu'elle seule avait peut-être perçu ce qui doit être sauvé en perdant tout petit à petit - comme sur un phare obsédant. Avec toute la simplicité du monde, le suédois relance le mouvement de la vie en lui donnant un objet de désir, évite le pensum dépressif et surtout, achève superbement son propos ; la Mort n'est qu'une marionnette agitée par la Vie pour s'épargner le mauvais rôle, et continuer, malgré son inaccessibilité, d'être si désirable. Cris et Chuchotements, c'est donc tout ça, et beaucoup plus. Ces quelques lignes, je m'en doute bien, vont encore prendre l'aspect plutôt désagréable d'une analyse définitive. Si je ne sais pas comment contourner cet écueil, c'est sans doute parce que je manque du talent pour le faire, mais aussi en partie parce que c'est impossible. Le film va plus loin, bien sûr, et c'est d'ailleurs ce qui le justifie ; si l'on pouvait retranscrire son essence par de simples mots, le cinéma n'aurait jamais la force nécessaire pour pousser des gens à en disserter aussi longuement que je le fais ici. Ce que je viens de tenter, c'est de dessiner les grandes lignes qui tracent une angoisse et un saisissement qui est au final ineffable. Ce que j'ai cherché à décrire, Bergman l'enlumine et l'enrichit à chaque plan ; par un sourire, un cadre, le bruit du vent dans un feuillage ou peut-être tout ça à la fois. Cris et Chuchotements vit de sa propre vie, malgré la présence essentielle qu'il ménage à la mort. C'est ce qui en fait un chef-d'oeuvre, et confirme que Bergman est de ces enchanteurs dont la langue, lorsqu'elle dit les douleurs, les fait venir à nous pour les exorciser et nous libérer de leur paralysie, ne serait-ce qu'un moment.