Rouge. C'est la couleur qui domine à l'écran et qui reste longtemps en tête après le film. Le rouge des tapis et des tentures murales, le rouge des fauteuils, d'un paravent, d'une couverture. Le rouge des cernes du personnage d'Agnès qui agonise. Et cinématographiquement, le rouge des fondus qui ponctuent les séquences du film. Violente et déstabilisante, cette couleur omniprésente intensifie les thématiques centrales du film : la souffrance/passion, la mort, les relations entre soeurs. C'est le rouge d'un sang malade, c'est le rouge des liens du sang. Certains critiques ont aussi vu dans cette couleur l'intérieur d'un ventre maternel. Ingmar Bergman y voyait quant à lui l'intérieur de l'âme. En tout cas, ce rouge, qui contraste fortement avec le blanc des robes des actrices (et qui surprend dans la filmo du cinéaste suédois, plus porté sur le noir et blanc que sur la couleur), participe d'une esthétique intérieure somptueusement morbide, où la mise en scène, la lumière, les décors et les costumes sont à l'unisson pour faire de chaque plan une composition picturale. On retiendra notamment un plan fugitif qui voit la servante Anna, à demi-dénudée, tenir dans ses bras le corps d'Agnès. Une pietà hallucinante. À l'inverse, les quelques scènes d'extérieur, automnales, respirent la mélancolie d'un bonheur passé, dans une tonalité tchekhovienne. À l'intérieur comme à l'extérieur, le chef op' Sven Nykvist a réalisé un travail superbe, récompensé par un Oscar de la meilleure photo en 1974.
Sur le fond, on trouve dans Cris et Chuchotements deux obsessions majeures de Bergman, qu'il aura déclinées dans la plupart de ses films : la mort et les femmes. Le réalisateur filme la mort au travail en montrant sans détour les souffrances atroces d'une mourante, mises en balance avec quelques réminiscences heureuses qui semblent dire, à la fin, que la vie vaut la peine d'être vécue. Bergman s'interroge ainsi sans didactisme sur le sens de la vie, à l'aune de la douleur et du bonheur qu'elle réserve, et à cet égard questionne la foi, ou Dieu, via le discours dubitatif d'un prêtre. Il sonde par ailleurs la vie de quatre femmes (trois soeurs et une servante), d'où jaillissent l'amour familial et la dévotion (pour les personnages d'Agnès et d'Anna), mais aussi l'égoïsme, l'indifférence, les frustrations et les névroses liées au sexe (pour les personnages de Karin et Maria). Aux quelques moments de chaleur humaine réconfortante et magnifique s'oppose un petit théâtre froid et cruel de relations tourmentées, où dominent incommunicabilité et désespoir. Un petit théâtre de relations bourgeoises, terriblement dénué d'affection et de compassion.
Au final, Cris et Chuchotements laisse une très forte impression d'acuité psychologique, à la fois cinglante et amère, touche par un sentiment tragique lié à la fugacité de la vie et des moments heureux, et fascine par son raffinement visuel.