Après l'immense Taxi Driver, et la surprenante/ambitieuse/intime comédie musicale New York, New York, quelle surprise de voir Scorsese proposer un film mineur tel que RAGING BULL !!!
Oui, un film mineur... Mais seulement au sein de la filmo de Scorsese. Il paraît évident que le cinéaste à cherché à épurer au maximum les enjeux de son histoire pour en extraire le maximum de puissance émotionnelle. Ainsi, Scorsese n'explore pas un nouveau genre ou un nouvel univers. Il ne cherche aucune nouvelle approche de thèmes déjà développés, se "contentant" d'un certain recyclage et d'une certaine simplification. Il continue à faire confiance à ses acteurs (De Niro !!!). Seule vraie évolution: il propulse sa mise en scène en orbite;
Ces éléments mis bout à bout suffisent largement à faire de RAGING BULL un véritable masterpiece... Voire même plus. Explications.
Le premier gros atout du film, c'est sa p***** de mise en scène !
Autant jusqu'ici, Scorsese convainquait et marquait sa personnalité, autant là il nous met complètement K.O. Sa façon d'immerger le spectateur sur le ring est tout bonnement hallucinante. La caméra portée est ultra-dynamique, use de nombreux gimmicks (ralentis, accélérés, travellings avant, longs plans, etc.), sans oublier la superbe photo jouant sur la binarité du N&B, évidemment, pour illustrer toutes sortes de douleurs intérieures comme extérieures. Surtout, la mise en scène capte l'intensité derrière chaque coup, nous fait vivre le combat au rythme de Jake La Motta.
Un des meilleurs indicateur de la qualité d'une mise en scène est d'ailleurs d'observer son impact sur l'inconscient collectif. Simple: rien que dans la décénnie, Warrior, Fighter et Southpaw ont tenté de représenter l'implication d'un homme dans un sport de ring, sans jamais parvenir à effleurer cette puissance. De pales imitations au même titre que de très nombreux autres.
Cela dit, je parle de mise en scène des combats, mais elle s'étend bien au delà, car c'est bien dans le parallèle entre la vie privée de Jake la Motta et sa vie sur le ring que se situe la puissance émotionnelle suintant de ces combats, et celle du film par extension.
Car plutôt que de nous immerger dans l'univers de la boxe (qu'on ne voit presque jamais en dehors des matchs), c'est bien dans l'intimité du couple Jake / Vickie que Scorsese nous emmène.
Ainsi, chaque (long) interlude personnel entre les (courts) combats est le lieu d'un micro-enjeu. Ennui d'abord, puis courage, orgueil, cupidité, jalousie, remords et enfin culpabilité... Jake est incapable d'exprimer ses émotions autrement qu'en démolissant un adversaire. La ténébreuse blonde Vickie (Cathy Moriarty) est bien malgré elle, au centre de ces enjeux. Cause, conséquence, et victime de la passion que lui voue Jake. RAGING BULL ne raconte donc pas un quelconque parcours vers la réussite (ou la rédemption). Une différence majeure avec les films de boxe susmentionnés, ceux-ci reposant sur une formule hollywoodienne d'entertainment, plus que sur une vision très personnelle d'un auteur exprimant ses obsessions sur pellicule. Cela, à mon sens, ne serait pas un défaut si tant de réalisateurs ne pastichaient pas vulgairement la mise en scène de Scorsese sans réussir à saisir que ce qui la fait fonctionner se situe bien au delà.
L'intime est ainsi le vrai cœur de RAGING BULL. Pourtant là aussi, cette relation ne saurait être plus simple: un mec tombe amoureux d'une meuf, mais cet amour associé à son caractère irascible et violent le mèneront à une légère folie et des actions inconsidérées.
Mais Scorsese étoffe ce pitch avec sa propre sensibilité, et notamment cette thématique du rapport hommes/femmes exploré depuis son premier long métrage. Who's That Knocking at my door est ainsi le film du constat. Le cinéaste nous y présentait une considération de la Femme par l'Homme très binaire, très ancrée dans les valeurs italo-américaines et par conséquent immuable et nécessaire à l'équilibre d'une relation. La Femme ne peut donc être que maman, ou broad (à traduire comme "putain", ce terme s'applique à toutes les autres femmes). Ce qui est immédiatement passionnant, c'est que Scorsese, non satisfait d'une telle vision, cherche à la comprendre, l'analyse par le biais d'histoire intimes, de cas particuliers. Les films suivants seront donc (entre autres choses) des points de vue sur le sujet.
Celui de la Femme, "broad" dans Boxcar Bertha, celle qui ne veut être ni l'une ni l'autre dans Mean Streets, celui de la "maman" dans Alice n'est plus ici;
Enfin celui de l'Homme, incapable de choisir entre les deux dans Taxi Driver, ou celui qui ne regarde que lui dans New York, New York.
Dans RAGING BULL, les deux points de vue masculins précédents seront associés à un manque de confiance en soi et une incapacité à exprimer ses sentiments autrement que dans la violence. Mine de rien, le comportement et la psychologie borderline de Jake s'expliquent plus facilement, si tant est que l'on puisse recomposer cette introspection chez Scorsese.
Robert De Niro étant cet homme Scorsesien par excellence sachant exprimer à la perfection les obsessions du réalisateur, aucun autre acteur n'aurait pu interpréter La Motta. Bizarrement, ce personnage est le plus basique vu dans le cinéma de Scorsese jusqu'ici, mais De Niro lui donne une profondeur bluffante, en cachant surtout énormément de choses dans le non dit et la fureur latente. Cet espace invisible de son caractère transforme peu à peu notre perception de La Motta. D'un mec violent et bête, il devient de plus en plus psychopathe avant de faire ressentir l’inéluctabilité de sa douleur et de sa déchéance. Un tel degré d'empathie envers un vrai sale con est assez impressionnant, et seul lui semble capable d'une telle chose. On parle souvent d'actor studio sans vraiment prendre la mesure de ce terme. De Niro explique clairement par son jeu qu'il est La Motta, le temps de ces deux heures de film, et qu'il nous emmènera ou il le souhaite. Jeune, fougeux, endolori, transi d'amour, jaloux, vieux et repentant sous les apparences... On ressent comme lui, ses émotions. Peut-être un des rôles les plus marquants du septième art.
Le reste du casting n'est évidemment pas en reste, Joe Pesci est déjà impérial, et la mystérieuse Cathy Moriarty vient donner "la réplique" par son absence de dialogue. Sa présence n'est presque que physique, ce qui rend encore plus troublante sa relation fusionnelle avec Jake.
En bref, RAGING BULL surprendra (comme souvent avec Scorsese) celui qui s'attend à un film précis; Une immersion dans un univers marqué. Ni la boxe, ni même la mafia ou Little Italy ne sont dépeints autrement qu'en toile de fond.
Cette fois, Scorsese nous immerge au cœur d'une relation destructrice influençant la carrière professionnelle de boxeur de Jake La Motta. RAGING BULL est un film simple qui ne propose de vraie évolution au cinéma de Scorsese, que dans sa mise en scène. Le reste n'est qu'un développement efficace de ses thèmes de prédilection, et une émotion indéniable provenant de l'impérial Robert de Niro. Pourtant, une fois de plus, tout s'accorde à la perfection pour constituer un tout logique, empathique et émotionnellement puissant. À nouveau, Scorsese nous prouve la puissance de son cinéma.
RAGING BULL a été chroniqué dans le cadre de notre rétrospective consacrée à Martin Scorsese, réalisée en couverture du Festival Lumière 2015 !