Cette critique s'appuie sur le déroulé de l'intrigue.
Scorcese qui représente ses origines au cinéma, cela donnait, dans les années 70, Mean Streets ou Raging Bull, deuxième grand film du réalisateur dans lequel De Niro tenait le rôle principal. Portant sur un boxeur tant légendaire pour son ascension que pour l'étendue de sa déchéance, un certain Jake LaMotta, Raging Bull s'inscrit dans la droite lignée du plus grand film de boxe sorti alors, Gentleman Jim, en plus moderne et, de fait, encore plus tourmenté.
On sait, dès le départ, que l'entreprise a pour but de mettre en scène la chute de son personnage principal : s'ouvrant comme un film noir sur un discours rétrospectif de De Niro grimé pour paraître trente ans plus vieux, ce mythique film de boxe nous dévoile sa finalité pour mieux développer les étapes qui y conduiront. Mariage, amitié, paranoïa qui vire à la jalousie maladive, sexisme et violence conjugale seront ainsi les maîtres mots d'une histoire de vie à la rédemption difficilement envisageable.
De l'élévation de LaMotta de son quartier italien jusqu'aux succès sans défaite des grands rings couverts par des journalistes internationaux, en passant par la rivalité contre Sugar Ray Robinson et la victoire face à Marcel Cerdan, on retient que cela ne durera qu'un temps : la début l'avait annoncé, l'ami Jake, s'il commence très bien sa carrière, est pourchassé par trop de démons intérieurs pour que dure cet âge.
Et l'on voit poindre peu à peu les signes d'un comportement autodestructeur qui conduira à sa chute finale : au spectateur de subir la révélation de son véritable caractère, entre les injures à tout va, la violence conjugale et la perte de confiance en son meilleur ami, touchant Joe Pesci qui trouva là l'un des rôles de sa carrière, pour déboucher en point d'orgue sur la fameuse scène du déchirant "You fuck my wife?", où De Niro, à l'aise dans un rôle taillé sur mesure, peut démontrer toute l'étendue de son talent, et l'évolution psychologique et physique de son personnage.
On comprend alors qu'un cap est passé, et qu'on arrive sur la periode de ses combats désastreux, que Scorcese filmera avec ce génie toujours unique : sa mise en scène, dynamique et réaliste, transforme la réalité en fiction par un classicisme de l'image (le noir et blanc) paradoxalement couplé au modernisme novateur de ses mouvements de caméra voltigeurs, aériens, presque surréalistes.
Toujours très expérimental, Scorcese se permet le luxe de réinventer sa façon de filmer les combats en entrecoupant un massacre par des photos balancées par des flashs d'un personnage sonné par un coup qui s'effondre sur les cordes, et de reprendre sa mise en scène classique au moment de le voir s'écrouler puissamment sur le sol ensanglanté du ring, propulsant son art au stade de divertissement grandiose, et le spectateur jusqu'au plafond, réduit à gueuler dans son canapé comme s'il suivait un véritable combat de boxe.
Les impacts des coups, la fatigue des combattants ainsi que l'endurance nécessaire pour rester debout jusqu'à la fin du combat sont ressentis par le public, puissance mille; c'est aussi pour cela, je pense, que l'on s'attache autant aux personnages de Raging Bull : ils sont filmés, écrits et interprétés avec tellement de simplicité, de justesse et de réalisme qu'on ne peut que s'identifier à ces hommes qui veulent épouser un destin rêvé, à ces femmes désireuses de mener une existence humble, tranquille avec leur époux tant aimé.
LaMotta prend alors la place de la victime : spectateur de sa déchéance, il semble contrôlé par une force extérieure, celle du vice, d'une ambition démesurée qui n'est pas, de base, un élément fondateur de sa personnalité. C'est le goût du public, du succès, de la popularité qui l'ont conduit à devenir un aliéné, un détraqué du système, au point de gagner les combats de sa vie personnelle quand il perd ceux de sa vie professionnelle.
Frapper sa femme et insulter son meilleur ami, il sait le faire : se réconcilier avec donne la mesure de sa déchéance, et le rend plus adolescent qu'adulte : l'on dirait un enfant perdu dans une vie qu'il n'avait pas désiré, écroulé sous les soucis d'une existence à responsabilités à laquelle il n'avait jamais prétendu : Jake LaMotta, enfant égaré dans un monde d'adultes, immigré qui se sera fait une place éphémère parmi les natifs de son pays d'adoption, se retrouve orphelin, isolé socialement, alors obligé de divertir en alcoolisant, en donnant aux hommes avides de sexe de la chair à canon dont il ne connaît pas même l'âge.
Comment le blâmer d'avoir voulu exister? Comment peut-on seulement, en le voyant s'effondrer dans les bras de Pesci, larmoyant et se détestant de suivre sa nature profonde et bien enfouie, le détester, le rejeter? Le Jake LaMotta de Scorcese a tout de l'anti-héro qu'on adore malgré ses défauts, qu'on ne peut que voir d'un oeil attendri en fin de bobine lorsqu'on le suivra, en guise d'adieux, grossi, seul et prêt à se reconvertir comme acteur, marquant le lien entre l'industrie du spectacle de la boxe et l'art de la représentation sur scène.
Et si l'on s'y attendait pas, on peut désormais le dire : Raging Bull, sublime film sur une déchéance totale, est finalement l'histoire touchante de la rédemption d'un homme ayant jouit trop intensément des plaisirs de la vie de luxe, sans savoir contrôler les répercussions d'une existence de débauche sur le quotidien d'un homme originaire des souches populaires, pour ne pas dire misérables.
Gare à ne pas trop s'élever de sa condition : le risque serait de se perdre dans ses rêves sans avoir remarqué qu'ils se sont mués en cauchemars.