« Nous avons gagné ce soir » est le dernier film de Robert Wise pour la RKO au sein de laquelle il avait débuté en tant que coursier parce que son père y était comptable, avant d’y entamer un parcours de monteur reconnu, ayant participé à « Citizen Kane » (1940) et à « La splendeur des Amberson » (1942) d’Orson Welles. C’est en remplacement de Gunther von Fritsch qu’il débute son métier de réalisateur avec « La malédiction des hommes-chats » en 1943. Il subira immédiatement l’influence stylistique du génial producteur Val Lewton. Aujourd’hui , comme Richard Fleischer, Jacques Tourneur ou Mark Robson, Wise n’est pas reconnu comme un maître d’Hollywood au contraire des grands anciens, Billy Wilder, Otto Preminger, Richard Siodmak ou Fritz Lang, auréolés dès leur arrivée à Hollywood de leur statut de réalisateurs européens. Sa carrière a pourtant été jalonnée de très grands succès comme « Le jour où la terre s’arrêta » (1951), « West side story » (1961), « La maison du diable » (1963), « La mélodie du bonheur » (1965) ou « La canonnière du Yang-Tse » (1966). Sans doute un trop grand éclectisme pourtant très apprécié des studios ne lui a pas permis d’imprimer une marque de fabrique indélébile dans l’inconscient de la critique et du spectateur. Le temps faisant son effet et l’apport du support DVD contribuant à diffuser l’ensemble de leur œuvre, Wise et ses trois confrères voient progressivement et fort justement leur travail réévalué. « Nous avons gagné ce soir » est un petit bijou de film noir réaliste sur le milieu populaire de la boxe. A juste titre Wise était très fier de son travail sur ce film qui est un des premiers où l’histoire se déroule en « temps réel ». Ecrit par un journaliste sportif reconverti scénariste (Art Cohn), « Nous avons gagné ce soir » est certes un film sur la boxe mais sans doute un des rares parmi les plus connus à fixer son point de vue sur sa pratique la plus populaire, celle des meetings régionaux sillonnés par des forçats du métier obligés de multiplier les combats pour faire bouillir la marmite. Que ce soit « Le champion » de King Vidor (1931), « Gentleman Jim » de Raoul Walsh (1942), « Champion » de Mark Robson (1949), « Rocky » de John G. Avildsen (1977) , « Racing bull » de Martin Scorsese (1980), « Ali » de Michael Mann (2000) ou même « Marque par la haine » du même Robert Wise (1956), tous s’inspiraient de la vie de champions du monde dans leur catégorie (James J. Corbett, Rocky Grazziano, Jack La Motta, Mohammed Ali). C’est donc le changement de trajectoire d’un homme sur une soirée, le temps d’un combat de l’échauffement à sa conclusion, qui nous est proposé de la manière la plus réaliste qui soit. Âgé de 36 ans, Wise fait montre de toute sa technicité pour ne rien laisser échapper du moindre détail de ce qui constitue l’environnement d’un combat qui se déroule sur fond de paris truqués comme la règle l’impose dans ce sport, depuis toujours gangréné par le milieu. Bill « Stoker » Thompson (Robert Ryan) est un boxeur sur le retour arrivé à la croisée des chemins, sa jeune femme (Audrey Totter) ne supportant plus leur vie de bohème et les coups portés à son époux, de moins en moins armé pour les rendre. Il ne le sait pas encore mais cette soirée sera celle où son destin va se basculer à cause de ses managers véreux qui parient sur ses défaites sans l’associer à leurs gains frauduleux. Sa femme refusant de venir le voir se faire « démolir », préfère dissiper son angoisse en se promenant en ville. Très subtilement, Wise distille un montage alterné oscillant entre l’espoir de « Stoker » de voir sa femme le rejoindre dans la salle et l’angoisse de cette dernière qui tente vainement de tuer le temps. Autour de cette tension dramatique ajoutée à celle du combat, Wise place sa caméra sur tous les protagonistes de ces soirées enfumées où les pulsions animales enfouies se libèrent au rythme des uppercuts, comme cette femme qui à l’entrée jure qu’elle vient à contrecœur pour ensuite mieux haranguer le boxeur titubant, lui intimant la fureur aux lèvres de se relever. Tourné presque exclusivement en studio, le film superbement photographié en noir et blanc par Milton R. Krasner peut facilement se ranger dans la lignée des meilleurs films noirs dont il reprend certains codes esthétiques mais aussi le parfum tragique du parcours de son héros. Il faut enfin saluer la performance tout en sobriété de Robert Ryan ancien champion de boxe universitaire. Si un film peut contribuer à faire gravir à Robert Wise une marche de l’escalier qui mène au panthéon des grands réalisateurs américains, c’est bien « Nous avons gagné ce soir ».