Comme les cinq autres Contes Moraux Rohmériens (1962-1972), Le Genou de Claire, Prix Louis-Delluc en 1971, peut être synthétiquement résumé par la phrase suivante: "Un homme, lié à une première femme, en rencontre une seconde qui accapare son attention jusqu'à ce qu'il revienne vers la première".
Ici, l'homme c'est Jérôme, attaché culturel de trente-cinq ans. Il s'apprête à se marier avec Lucinde, qu'il connaît depuis huit ans, et, ainsi, à se fixer. Mais, à ce moment-là, alors qu'il passe des vacances aux alentours du lac d'Annecy, il se sent, irrépressiblement, attiré par le genou de la jeune Claire, la fille de Mme W.; une attirance qui confine d'ailleurs à l'obsession. Pourquoi cette attirance, tout à coup? Il ne saurait le dire lui-même. En tout cas cette attirance met momentanément sa vie sentimentale en suspens; jusqu'à ce que Jérôme reprenne ses esprits et son bateau, (re)fasse ses bagages et parte pour, en tout cas c'est ce qu'il affirme, se marier avec cette femme, Lucinde, dont on ne voit que la photo au début du film, qu'il présente à Laura, en lui demandant: "Tu ne trouves pas que nous sommes un couple bien assorti?".
À ce schéma narratif simple s'ajoute la présence d'Aurora, romancière roumaine, qui utilise Jérôme comme "cobaye", s'imaginant les dévergondages amoureux de Jérôme matière à roman. Ainsi Le Genou de Claire joue continuellement sur l'ambiguïté concernant le libre-arbitre ou non de Jérôme: ses "aventures" amoureuses avec Laura et Claire sont-elles l'oeuvre d'Aurora, ou sont-elles l'expression du désir propre de l'attaché culturel trentenaire?
Le film collectionne de cette façon les paradoxes (de la même façon qu'Haydée collectionne les hommes dans La Collectionneuse, autre Conte Moral de Rohmer, 1967), la plupart dignes objets de fascination.
Par exemple, malgré le côté forcé de certains dialogues trop écrits - notamment dans la bouche d'une Béatrice Romand qui se contente de les réciter avec une nonchalance d'écolière un peu agaçante à plusieurs reprises - le film dégage une surprenante impression de naturel. Même si ceux que les personnages disent est souvent tourné de manière sophistiquée, on a constamment l'impression de les prendre sur le vif - assis sur des chaises longues près du lac d'Annecy, en balade dans la montagne, pendant une partie de tennis ou de volley-ball.
A la fois artificiel par son dialogue très écrit et débordant de naturel par la simplicité déconcertante de ses situations (Gilles et Claire, sur une échelle, cueillent des cerises tout en s'échangeant un baiser), dans un style autant fabriqué qu'authentique, documentaire que "cinématographique"; le cinéma de Rohmer, à l'aune du Genou de Claire, se dérobe définitivement à tout adjectif réducteur pour se déplier en toute liberté, et se révéler une surprise de chaque instant pour un spectateur conquis du moment qu'il veuille bien céder au charme rohmérien.
Mais, tout en étant très bien représentatif du "style Rohmer", ce cinquième des six Contes Moraux vaut également pour lui-même et ses qualités propres. Remarquons dans ce sens qu'il est très beau sur le plan visuel - l'image de Jérôme, barbe et cheveux noirs, une chemise blanche en guise de haut, une écharpe bleue enroulée autour des épaules, un chapeau de paille sur la tête, rapprochant, extasié, son index du pied d'une Claire installée sur une échelle pour cueillir des cerises, est par exemple tout à fait mythique. Certaines images du film, superbement cadrées par Nestor Almendros, s'imposent à nos yeux avec une évidence nuancée de simplicité, estivales, lumineuses, magnifiques dans leur dépouillement minimaliste, leur agencement des couleurs qui paraît ne pas en être un, qui paraît être simple hasard.