RESSORTIE SALLES (FRANCE) : « BIGAMIE », UNE VISION FIDÈLE À LA RÉALITÉ DE LA VIE.
Demain, 30 septembre 2020, aura lieu une rétrospective « Ida Lupino », organisée par la société de production et de diffusion cinématographique « Les films du camélia », pour célébrer la réalisation de versions restaurées en 4K (ultra Haute Définition) de quatre films de la star hollywoodienne, entant que réalisatrice.
Ayant déjà, dans notre dernier numéro papier, profiter de cette occasion pour vous proposer un portrait d’Ida Lupino, nous avons décidé de compléter ce qui est notre hommage à cette aussi grande réalisatrice qu’actrice de l’âge d’or d’ Hollywood, en vous proposant un article-critique sur l’un des quatre films concernés, et qui s’avère être notre préféré d’Ida Lupino à plusieurs égards, à savoir « Bigamie », sorti le 3 décembre 1953.
Cinquième des douze films que réalisa Ida Lupino (auxquels il faut ajouter la réalisation de cinquante-quatre épisodes pour vingt-deux séries célèbres, parmi lesquelles « la quatrième dimension », « Le fugitif », « Le Virginien » ou encore « Ma sorcière bien-aimée »), « Bigamie » est, à plusieurs titres, une exception dans sa carrière de réalisatrice. Tout d’abord, il s’agit du seul de ses films dans lequel elle y interpréta un rôle, elle qui tenait à garder les feux d’ Hollywood les plus éloignés possibles de ses réalisations cinématographiques. En lien direct avec le premier point, « Bigamie » est aussi le seul film dans lequel elle donne un rôle à une star d’ Hollywood – pour les mêmes raisons qu’indiquées plus haut (cette volonté étant d’autant plus logique que, ne mettant en scène que des personnages de la classe moyenne, elle ne voulait pas perdre l’aspect authentique en prenant des stars qui y auraient ajouté le glamour hollywoodien) -, en la personne de l’actrice Joan Fontaine. Troisième spécificité de ce film : bien que l’ayant bien co-écrit avec Collier Young, c’est le seul de ses neufs scenarii pour lequel elle ne se crédita pas au générique. Quand on sait que « bigamie » raconte l’histoire d’un homme marié qui tombe amoureux d’une seconde, à Los Angeles – où il passe la moitié de son temps pour le travail -, finissant par l’épouser également (pour une raison que nous laisserons découvrir à qui ne l’aurait jamais vu auparavant), on est interpellé par le fait que, côté vie privée, Ida Lupino avait divorcé, un an avant ce film, de Collier Young…qui épousa, alors, Joan Fontaine. De quoi se demander si ce trio n’a pas volontairement décidé de porter à l’écran ce qui lui était arrivé dans la vie intime.
Si « Bigamie » est, techniquement bien moins époustouflant et abouti que les autres films d’Ida Lupino, il en est bien le plus « touchant ». Celui dont le message que veut faire passer la réalisatrice est le plus fort et le plus « hors des normes ». Dans ce film, bien plus plus que de traiter de la bigamie, Ida Lupino parle des faux-semblants, des mensonges que chacun se fait pour satisfaire à la norme qu’impose la société, au reniement de soi-même et, surtout, que l’on est pas maître de son destin, contrairement à ce que cette même société affirme, trouvant, ainsi, la possibilité de jouir de porter un jugement à autrui pour satisfaire son ego. Car, dans « Bigamie », ni cet homme qui se retrouve marié à deux femmes, ni chacune des deux femmes, n’a fait de choix libres. Les situations que vivent ces trois êtres sont le résultat de mensonges fait à eux-mêmes, allant à l’encontre ce ce qu’ils sont et désirent être au fond d’eux. C’est un jeu de dupe contre soi-même qui conduit l’autre à des actes qu’il dont il n’a pas d’autre choix que de les réaliser. Voilà aussi pourquoi, dans « Bigamie », aucun des personnages ne juge le « double-mari » (pas même les deux femmes épousées – et aimées) qui, au contraire des apparences, en est arrivé à cette situation parce que son honnêteté l’y obligeait. D’ailleurs, le film se termine au tribunal, après que cet homme ai été jugé mais pas encore condamné (le juge reportant à plus tard sa sentence), laissant, en fait, chaque spectateur décider du jugement qu’il veut.
Comme nous l’évoquions au début du paragraphe précédent, « Bigamie » est d’un niveau inférieur, du point de vue de la réalisation, aux autres films d’Ida Lupino. Pour autant, ce film n’est pas dépourvu le moins du monde de génie de la part de la réalisatrice. Ici, Ida Lupino utilise les ressorts du film noir façon Hollywood pour mieux faire tout l’inverse d’un polar standard hollywoodien. Le fait qu’elle y arrive sans mal est bien la preuve de son talent et même de son génie de réalisatrice. Car génie, oui, il y a sans le moindre doute, lorsque l’on s’attarde sur sa façon de mettre en scène, de diriger ses interprètes. Avec une telle démonstration d’un tel talent, on reste étonné qu’elle ai été LA grande réalisatrice oubliée – et même inconnue – de l’âge d’or hollywoodien, par le grand public !
La rétrospective qui lui est consacrée par « Les films du camélia », et la sortie des quatre films projetés dans une version 4K, en DVD et Blu Ray, qui est la raison première de cet événement cinématographique parisien, donne une chance nouvelle, au public, pour se rendre compte du génie de la réalisatrice Ida Lupino. Alors, plus d’excuse pour ne pas en profiter !
Christian Estevez
N.B.: critique publiée sur le site de "FemmeS du Monde magazine" le 29 septembre 2020.