Film incompris pour un cinéaste oublié des cinéphiles, du public et de la majorité de la critique, on constatera pourtant, et paradoxalement, que Alexandre Sokourov est un très grand artiste russe, à l'image de son adaptation de Madame Bovary, certainement la plus intelligente de toutes, que l'on classera au côté de la très belle lecture de Claude Chabrol ; on préférera oublier celle de Minnelli, chef d'oeuvre de l'autocensure et de l'hypocrisie, se croyant libre alors qu'il n'est que muselé par sa culture. Ici, nous avons face à nous un long-métrage âpre, abstrait, sans rapport direct, semble t-il, avec la Normandie de Flaubert, ses pâturages verdoyants, son climat doux et lumineux ; tout ici n'est que roche, chaleur, poussière, saleté. Mais il y a Emma, dont le canon de beauté, rappelant d'une certaine manière Isabelle Huppert, ne correspond en aucun cas à l'image que l'on se faisait de la femme au XIXe siècle français. Et alors ? C'est que l'on nous parle avant tout d'universalité ; et le réalisateur pulvérise tous les codes de notre représentation occidentale pour créer une oeuvre personnelle, sensible et complexe. Il ne sert à rien de chercher l'objectivité : tout est là matière à réfléchir. Mais ne peut-on pas voir, d'une certaine façon, dans cette Madame Bovary russe, endettée pour vivre dans cet univers invivable, brûlant de passion, se détruisant progressivement à travers des crise d'hystérie, tantôt violentes tantôt sublimes, un voyage qui nous transporte dans une cosmogonie mystique ? Ce qui nous sauve, et ce qui nous protège en même temps, n'est-ce pas l'art justement, comme le cinéma ou la littérature, dont Emma ne peut accéder, et qui la conduira à sa propre perte, à son suicide, à la volonté de mourir ? Ne sommes nous pas, finalement, au-delà de notre monde, qu'il soit celui de Normandie ou de Caucase, véritable ou imaginaire, une Madame Bovary à nous tous ? Il est rare de réfléchir autant à propos d'une adaptation cinématographique qui repense la manière dont on doit transposer, interpréter, une oeuvre littéraire. C'est ce que l'on appelle une grande leçon de cinéma.