Je comprends toujours pas pourquoi Godard est aussi sous-estimé, surtout en France. On se balade sur Internet, sur les forums de discussions, partout, on discute avec des gens, on fait tout son possible, et il y a une minorité (tellement grande qu'elle ferait peur à devenir majoritaire) de râleurs, à gueuler sur la réalisation de Godard, un esprit prétentieux que je ne vois jamais, des "acteurs qui jouent mal" (...), des histoires peu intéressantes, dialogues idem, etc etc, je n'en sais rien, j'ai beau avoir vu pas mal de réalisateurs français, en essayant de varier les genres, de vieux aux récents, et je trouve toujours qu'il n'y en a pas qui arrive à un poil de la cheville de Godard... Quand il mourra on aura droit à des hommages à la con puis notre petit esprit français va rapidement l'oublier, 'fin j'ai pas envie de penser à ça mais voilà... Dans le monde de l'art, et en particulier du cinéma, un réalisateur qui met tout le monde d'accord, si j'ose dire, c'est inexistant. Pourtant, en un siècle, il y en a peut-être 4/5 qui m'apparaissent comme une évidence. Et Godard a sa place. Là il nous sort un film d'anticipation extraordinaire, pris de diverses sources mais scénario de lui, dialogues de lui, tout de lui, il faut comprendre qu'il a tout fait, que tout ce "monde" vient du génie de ce mec. Formellement c'est splendide, j'adore ces longues scènes où le son évolue constamment, comme à l'hôtel au début, on passe du silence à des dialogues puis à une "vraie" musique, et d'un coup on passe de l'un à l'autre alors que l'image, elle, n'évolue pas, c'est dingue. Le noir et blanc convient parfaitement à ce monde "sans lumière", une dimension oppressante où l'artificiel demeure et où le naturel a disparu, tout ce qu'il y a d'humain, l'émotion, les sentiments, la connaissance, la poésie... Là où Godard se révèle encore plus fort, c'est que dans cette opposition notoire de deux mondes il ne propose pas un discours manichéen débile, il veut au contraire nous faire croire à Alphaville, à cette identité, au moins nous proposer un mode de réflexion différent, qui ne se réduit pas vulgairement à du 1984 d'Orwell et domination des machines, non la substance part déjà d'un mal (enfin ce que je considère comme un mal) de nos sociétés modernes, celui de la destruction de(s) Dieu(x) au profit d'un esprit cartésien général, croyance de l'unique vérité scientifique, des chiffres (et en ce sens l'idée de la Bible-dictionnaire - où le spectateur est lui-même confus car au début on se dit que la Bible n'a pas sa place dans cet univers - est fantastique, grandiose, idée de génie), bref l'appui est réaliste, la figure de la femme aussi dans ce monde on pourrait en parler, celles "séductrices niveau 3" qui accompagnent les clients à leur chambre, tellement révélateur... Et dire que ce film date de 1965. 1965. Faut se rendre compte ce que c'est, quasiment 50. Un demi-siècle, c'est inouï. La voix nasillarde des "17 milliards" de connexions d'Alpha 60 résonne souvent, s'impose au spectateur, obscurcissant les plaintes du héros, comme pour nous convaincre, nous, de cette réalité qui nous dérange tant. Si la position d'Alpha 60 et du héros sont connues à l'avance, celle qui se révèle la plus intéressante, évidemment, est celle d'Anna Karina, alias Natascha. Elle, fille du concepteur/créateur de cette "ville lumière", va faire l'apprentissage de ce que l'on pourrait simplement qualifier de vie, au sens humain. Parallèlement à cette évolution, le spectateur, lui, essaie petit à petit de déchiffrer les codes d'Alphaville, là où il neige dans le Nord et fait soleil dans le Sud (on verra plus tard que des commandes permettent d'actionner les saisons ; en ce sens même la nature, au sens propre, distincte dans son élément primitif de l'emprise de l'homme, est contrôlée, manipulée, autant que l'humain), là où un humain dit "le jour se lève" quand des lumières clignotent, là où l'artifice a simplement pris le dessus sur le naturel. Là où la Bible est un dictionnaire, où la censure efface les mots, dicte les "consciences" (mot trop compliqué pour certains, le moment où, face caméra, Karina avoue ne pas le connaître, est bouleversant), où l'émotion n'est plus, un lien se crée entre les deux personnages, et le passage où, dans un jeu de noir et blanc audacieux et inventif, les deux s'enlacent, se découvrent, l'art - sorte de mise en abîme - peut enfin s'exprimer, comme l'amour. Godard laisse libre champ à l'art quand il décide que ses personnages peuvent le faire. Pas avant, lui-même, tel Alpha 60, les oppresse d'une certaine manière. La rébellion a un prix, les habitants d'Alphaville arpentent les couloirs tels des zombies, incapables de vivre sans cette machine suprême... Mais la libération est bien là. Oeuvre phare de Godard, film d'anticipation unique et lumineux en pleine Nouvelle Vague, dont certains aspects transcendent les 3 aspects du temps tant décriés dans le film - passé, présent, futur. Film majeur, tant dans l'idée même du genre (anticipation), que pour la patte Godard, formelle, avec une mise en scène aussi somptueuse qu'oppressante, voyage passionnant dans une réalité suffisamment marginalisée pour mieux la rapprocher de la notre.