Les films sur un film en train de se faire ne sont pas si courants. L’exemple le plus célèbre demeure « La nuit américaine » de François Truffaut (1973) qui montre très précisément l’interpénétration entre le film, la vie sur le plateau et la vie privée des acteurs. En 1981 Karel Reisz jouera sur la mise en abyme d’une idylle entre les personnages d'un film en tournage et celle des acteurs en charge des rôles, dans son mélodrame « La maîtresse du lieutenant français ». Plus factuel mais jouant la carte de l’humour, Tom Dicillo réalisera en 1995 le remarqué et iconoclaste « Ca tourne à Manhattan ». Stanley Kwan, lui tente le pari de réaliser un biopic original sur le destin tragique d’une star chinoise des années 30 morte après s’être suicidée à l'âge de 25 ans. Ruan Lingyu était alors comparée à la Marlène Dietrich de Shanghai, là où se concentrait l'essentiel de la production cinématographique chinoise. Pour nous les européens, Hollywood est depuis toujours la Mecque du cinéma, oubliant qu'à l'ère du muet Shanghai, capitale culturelle de la Chine était aussi une usine à rêves. Kwan nous immerge dans cet univers mal connu qui comme Hollywood véhicule ses mythes, ses acteurs maudits ou morts en pleine gloire tels Valentino, Marilyn Monroe ou James Dean. Pour ce biopic très particulier, Kwan mélange savamment le film dans le film entremêlé d'extraits des prestationss d'époque de Ruan Lingyu et d'interventions de ceux qui on connus l'actrice, le tout s'emboîtant au récit de la vie de l'actrice interprétée par la magique Maggie Cheung. L'exercice est périlleux mais touché par la grâce, Stanley Kwan s'en sort à merveille , tout étant parfaitement raccord et à propos. Le film a reçu l'Ours d'argent et un prix d'interprétation pour Maggie Cheung à Berlin en 1992 ce qui montre l'osmose parfaite entre le réalisateur et son actrice que le jury de Berlin n'a pas voulu dissocier. On est touché par l'infinie grâce de Maggie Cheung qui montre fort bien la solitude de cette femme tout à la fois libérée et encore fortement prisonnière de l'emprise des hommes dans une société régie par des conventions sociales très strictes. Après avoir acquis durement sa liberté, Ruan Lingyu ne supportera pas d'être trahie par celui-là même pour qui elle a consentie tous les sacrifices et qui l'oblige à affronter le déchaînement de la presse à scandale qui décidemment sévit sous toutes les latitudes, sous tous les régimes et à toutes les époques. On est frappé par la dignité de Lingyu, femme de devoir qui jamais ne se départit en public de son sourire et de sa bienveillance. La scène finale fantasmée par Kwan est tout simplement déchirante de tristesse . Par son mode narratif à base de rappels documentaires, "Center Stage" rappelle à bien des égards, le "Lenny" de Bob Fosse (1979) qui, de manière plus violente, traitait lui aussi de l'intolérance du corps social qui cherche à marginaliser puis à détruire tous ceux qui pourraient remettre en cause l'ordre établi. On n'oubliera pas de sitôt le visage grave de Ruan Lingyu selon Maggie Cheung, dissimulé derrière les sourires polis de façade. A noter que l'ensemble du casting est à la hauteur de l'actrice principale qui porte solidement le film sur ses épaules.