Le truisme n’étant jamais qu’une évidence qui se sait évidence – donc vérité – il semble pertinent de débuter toute réflexion par cette forme de procédé littéraire. Car toute concaténation d’idées, dont le tout sculpte une réflexion, se doit d’intercaler dans ses interstices des liants suffisamment forts pour que la chaîne résiste aux ravages de la contradiction. En conséquence, commençons par en forger le premier maillon avec la plus évidente des lapalissades : la critique filmique, avant d’extraire du sujet le sens que son artiste a voulu lui donner – si tant est qu’il y en ait un – dessine en premier lieu sa propre interprétation qu’elle vient greffer sur l’œuvre comme si elle lui appartenait corps et âme. Autrement dit, la dernière valeur ajoutée dans le processus de création d’une œuvre d’art est celle du spectateur lui-même, qui dans un élan d’exaltation de sa propre capacité de questionnement viendra lui donner le dernier coup de marteau afin d’en faire un produit fini. Ceci implique qu’il n’y a d’art sans artiste évidemment, mais surtout qu’il n’y a d’art sans public, en ce sens que l’objet artistique, étant par essence un support de médiation entre émetteur et récepteur, ne peut communiquer sans la présence de ce dernier. Le récepteur est donc nécessaire pour qu’il y ait transmission du message, mais il est également suprême souverain dans la mesure où, le médium se voyant doté d’une nature abstraite, il en fait la compréhension qu’il souhaite. Il est le linguiste de sa propre pensée et questionnera les formes et les sons comme ses dispositions cognitives le lui dicteront.
Dès lors, il paraît vain de préciser que l’interprétation qui suit est probablement loin de l’idée que Werner Herzog se fait de son propre film, mais qu’en sa qualité d’idiome critique, cette exégèse cinématographique n’en est pas moins légitime.
« Aguirre, la colère de Dieu » ne contient pas le mot « Dieu » par occurrence. A dire vrai, il est imprégné de tout son être par la présence du divin. Ou plutôt, par le rapport communicationnel entre le Créateur et ses créatures. Ce rapport, c’est la manière dont les hommes arrangent l’espace vocationnel indéterminé qui est le leur, et dans lequel ils s’élancent pour déployer leur foi. Par quelles volitions l’homme va-t-il actualiser le souvenir de Dieu ?
L’auteur suisse Frithjof Schuon, distingue deux principes fondamentaux propres à tous les monothéismes constituant cette mise en relation avec l’Absolu. L’un que l’on qualifiera d’« ésotérique », l’autre d’ « éxoterique ». Le premier se définissant comme la Voie vécue par l’âme et la volonté, se reconnaît dans sa manière d’épurer la tradition religieuse pour revenir aux fondamentaux gnostiques ; à savoir la connaissance - par l’intelligence théomorphe immanente à l’être humain - du caractère Absolu et Illimité de Dieu. La seconde, sous la plume du métaphysicien se définit davantage comme la Voie vécue par la forme et la tradition, le salut par l’action, la règle comme base d’un mode de piété. Autrement dit, plutôt que d’accéder à Dieu par la voie verticale qui s’apparenterait à la contemplation libératrice de l’Immuable, l’éxotérisme choisit le matérialisme comme canal facilitant l’accès à la gnose et extrapole en traduisant l’abstraction divine par une codification concrète accessible à tous.
Parenthèse fermée, maintenant ses deux notions pleinement expliquées, lions-les à ce qu’elles concernent dans Aguirre.
Le film s’ouvre sur une longue scène hypnotique, montrant une troupe de conquistadors descendre littéralement du ciel, avec pour arrière-plan phonique, non pas une psalmodie grégorienne sophistiquée, mais une broderies de voix angéliques et ininterrompues confrontant dans l’immédiat, l’humain avec Dieu dans ce rapport de contemplation, cet abandon à toute la splendeur de la Création. Le Livre débute par le Commencement (La Génèse) qui voit l’homme envoyé sur la Terre après le pêché originel ; Aguirre, dans un tracé parallèle, s’ouvre également sur un passage du Ciel à la terre. Nous voilà donc projeter aux origines, alors que l’homme vide de tout dogme, nourrit un rapport ésotérique à Dieu, par la seule intuition de n’être qu’une part de la Réalité relative exclusive de la Réalité Absolue.
Très vite, un bruit de canon elliptique nous ramène dans une temporalité – le temps ayant son importance dans le film, j’y reviendrai par la suite – plus avancée, dans laquelle l’homme a troqué la vérité plénière et l’efficacité salvifique contre le matérialisme mondain et l’aveuglement passionnel. Le sens de la transcendance métaphysique des formes a déserté l’être humain pour trouver racine dans un exotérisme appelé Christianisme, encadré par toute une structure anthropologique aux codes bien définis.
Les principes de hiérarchies régissent l’ordre social, puisqu’aux côtés des soldats se trouvent d’une part les individus issus de la noblesse, et de l’autres, les esclaves autochtones réduit à l’état de chair à usage utile. Ainsi est représentée la perte de l’égalité de la valeur d’une vie humaine face à l’Absolu, qui se perpétue par la suite à travers divers tableaux dérisoires, tels que le non-sens absolu de transporter avec soi dans une expédition aussi périlleuse, deux voitures à bras au contenant dissonant par rapport à la diégèse étouffante dans laquelle ils se meuvent. C’est situé dans ce même réel diégétique, donc extrait de son contexte royal et luxueux habituel, que le sacre de Fernando de Guzman le faisant empereur de l’Eldorado, prend une tournure grotesque ; c’est dans ce climat de famine et de survie, que la satire s’élève d’un degré supplémentaire en offrant le triste spectacle de ce même empereur se goinfrer alors que ses hommes se meurent. La transposition de la structure catholico-monarchique dans un univers primitif permet un contraste déclencheur de l’ironie. Comme si un retour à l’état-nature était nécessaire pour démythifier l’ordre clérical.
Comment, le sens du sacré a-t-il pu se liquéfier de la sorte ?
Le pêché d’orgueil fut le germe de l’expulsion d’Adam et Eve du jardin D’Eden. Autrement dit, la colère de Dieu ne fut que la conséquence de la nature profondément vaniteuse de sa propre création. Aguirre alors, ne croit pas si bien dire lorsqu’il certifie « être la colère de Dieu ». Il ne l’est non pas en tant qu’il incarne, tel qu’il semble le croire dans un élan mégalomane, Dieu sur terre en personne, mais en tant que cause et conséquence de la colère de l’Eternel. Dès lors, la modification profonde du rapport à Dieu, de l’Origine aux temps nouveaux, semble trouver une explication toute tracée : l’Homme, en raison de son essence mégalomaniaque, de sa volonté de s’élever au niveau de Dieu – Dieu ne l’a-t-il pas créé à son image ? – finit par altérer peu à peu le sens des symboles, et en orienter sa mésinterprétation vers des substituts matériels entrant en conflit avec l’Essence première.
Cette vanité demeure omniprésente dans le métrage. Aguirre rêve de conquêtes, De Guzman se laisse berner par la flatterie, et le reste de la troupe ne rebrousse chemin à cause de promesses reluisantes. La promesse de l’El Dorado en fait partie, mais n’est qu’un moyen de ramener à l’homme ce qui appartient au Céleste par le fantasme du paradis terrestre.
Seul le temps, symbolisé par l’eau du fleuve qui se déverse sans répit, arrivera à bout de cette confrontation d’Egos. Rien n’y survit. Un radeau misérable jonché de corps pourfendu finira par conclure cette catharsis désabusée signée par un Werner Herzog au sommet de son art, dont l’ultime coup de génie aura probablement été de choisir Klaus Kinski pour incarner l’Orgueil, pour incarner « La Colère de Dieu ».