Fascinant de par ce qu'il est en tant que produit fini, Aguirre l'est d'autant plus parce qu'il a été accouché dans l'exacte folie qu'il retranscrivait. Fruit d'un tournage chaotique, quasi-improvisé, techniquement presque irréalisable (Herzog composait tant bien que mal avec les inondations, le danger de certaines prises et ses moyens dérisoires - une unique caméra 35 mm) ; Aguirre se situe à l'exact confluent de la fiction et du réel, se posant presque en documentaire sur son propre tournage. Cette essence entremêlée, cette façon réflexive de se prendre soi-même pour miroir, c'est aussi celle d'une vaine quête de l'Eldorado et de la confusion qui y règne entre l'humain et le divin, dont la limite est sans arrêt outrepassée. Tour à tour montré comme une figure divine, diabolique et humainement démente, son personnage principal est la clé de voûte de cet édifice qui tangue sous le roulis d'un fleuve pourtant très calme. Souverain par l'emprise inexplicable qu'il possède sur les hommes, inexpugnable par les regards qu'il lance souvent droit vers la caméra, comme si, courroucé, il pouvait même se permettre de regarder Dieu dans les yeux, puis enfin grotesque par son attitude corporelle et l'acharnement insensé de son entreprise, Aguirre est progressivement ravalé vers le trivial, le sordide, et une amoralité qui n'a plus rien de divine (les voies du seigneur, après tout, sont impénétrables) mais dérive vers le pur orgueil et la cruauté. C'est ainsi que se développe ce chef-d'oeuvre de Herzog, comme une manifestation de l'hybris, du péché d'orgueil d'un homme qui se rêve à l'égal de Dieu. A mesure que ses personnages sombrent dans le grotesque, le film trouve donc le moyen de se renforcer, Aguirre creusant de lui-même par la vilenie de ses actions un puits entre ce qu'il est et ce qu'il cherche à devenir. Comme si, en cessant de rêver à la perfection, transcendante par définition, on l'avilissait par l'effort même de tendre vers elle. Tout ça sans que les images et leur onirisme ne confirment ni n'infirment la présence de Dieu, qui, parce qu'il est Dieu, n'a de toute façon rien à prouver. A ce titre, les regards de Klinski vers la caméra, vers le spectateur, font petit à petit l'effet d'un cordon ombilical par lequel les deux s'interpellent mutuellement, recherchant dans une méprise absurde le divin au-delà de l'écran qui les sépare. Jamais, pourtant, le film ne s'autorisera illégitimement à se parer des attributs de Dieu et à tenter de matérialiser sa présence autrement que par le biais des aspirations d'Aguirre. L'apparition d'un bateau en haut de la frondaison luxuriante de l'Amazonie, épave échouée suite à un déluge, pourrait tout aussi bien être le délire des derniers hommes rongés par la fièvre. Et si le plan final, quittant enfin la promiscuité du radeau pour voguer librement sur cet estuaire qui n'en est pas un, puisque l'équipée est arrivée à son terme sans déboucher nulle part, le côté aérien de la caméra signe bien plus la fin du voyage et le recul soudain d'un long-métrage qui voulait éviter de se confiner au récit de la folie humaine comme à celui de la grandeur de Dieu, mêlant intimement les deux jusqu'à les rendre indissociables. Un voyage fou, tourmenté et inachevé, car inachevable, vers ce qui nous dépasse tous et dont Werner Herzog atteint pourtant la lisière, sans jamais pouvoir le nommer ni faire autre chose que de le rêver. Je n'ai jamais rien vu d'aussi puissamment métaphysique.