« Il n’y a rien dans le noir qui n’y était déjà à la lumière. »
Adrian Scott, « Le Garçon aux cheveux verts », 1948
« Pourquoi êtes-vous si anxieux ? », à cette question Joseph Losey répond : « J’appréhende toujours tout, pour moi-même, pour les autres, pour les gens. C’est peut-être la nature du monde, c’est peut-être ma nature à moi qui veut cela, mais quand on est inquiet, on essaie juste de trouver une raison logique de ne pas l’être. Il n’y a en général rien dans le noir qui ne soit pas là quand la lumière est allumée, mais on se sent moins seul avec la lumière. L’obscurité, c’est l’âme, et elle est assez noire. Chacun de nous porte ce même fardeau. Ajoutez-y le fardeau des décisions à prendre. »[1]
« Le Messager », sans doute le film le plus célébré de Joseph Losey avec « Monsieur Klein » (1976), n’est pas sans paraitre comme une extraordinaire somme du savoir-faire de son réalisateur. Il suit les traces d’un modeste enfant de treize ans, Léo, invité à passer un séjour dans une famille de l’aristocratie britannique, où il se voit séduit par Marian, la jeune fille de la maison qui lui fera porter des messages à son amant. Bien évidemment, Léo sera pris, cela ne peut se passer autrement. Mais plutôt que de dérouler le récit sur la création d’un faux-suspens, le film préfère mettre exergue une autre question : « comment sera-t-il pris ? ». Étrange coïncidence : nous nous imaginerions volontiers que « Le Messager » serait, justement, un film à message, comme une critique très claire des fausses valeurs de la société victorienne de 1900, du prix à payer pour vivre d’une hypocrisie latente. Mais ce qui semble surtout intéressé Joseph Losey, c’est le prix à payer lorsque l’on brise, notamment malgré soi, cet environnement. Souvent, du moins dans ses œuvres personnelles, les personnages de Joseph Losey se laissent consciencieusement noyer par le malheur, se désagrègent, se vampirisent, s’abreuvent avec satisfaction la déchéance de leurs âmes. C’est notamment le cas dans « The Servant » (1963), variante de Faust où progresse longuement le mal dans l’inconscient, ou « Cérémonie Secrète » (1968), où la subversive toxicité du cinéma de Losey tient dans un nœud de névrose féminine. Si aisance et vivacité sont les maitres mots de « Le Messager », avec son raffinement tenace (parfois même extrême), la splendeur de la campagne et sa douceur bucolique, il ne va pas sans dire qu’il s’agit là d’un film où nous pouvons tout y voir, sauf du bonheur. À la fin, Marian dit à Léo que ce qu’il a vu, c’est « la beauté et le bonheur ». Alors oui, on peut dire que Léo a assisté à un véritable amour, que ce qu’il a vu est loin d’être moche ; mais n’est-ce pas une souffrance, peut-être même l’une des plus profondes de toutes, de seulement voir le bonheur des autres ? Ainsi « Le Messager » suggère tant de choses sans les énoncer explicitement… La servilité inconsciente de Léo, qu’il effectue par attirance pour Marian (laquelle n’est nullement antipathique avec l’enfant, puisqu’au contraire elle est l’une des seules à ne pas le prendre pour un meuble), n’est pas sans évoquer comme une pulsion de l’échec, un renfermement sur soi, qu’il est presque émouvant de ressentir au travers des magnétiques et pétulants surcadrages, des subtiles interactions, mais aussi de l’ambivalence du personnage, lequel ne se laisse pas faire lorsqu’il est attaqué ou raillé par les autres enfants. Non, la seule chose motivant Léo à se faire messager d’un couple menant une romance impossible, c’est de connaitre l’amour, de savoir ce qu’il est, comment il se fait. Et à force de voir les gens tomber dénues, il finit dans ce déchirant regard vide. Alors que l’amour est généralement au cinéma un carcan dans lequel les films renferment leurs espoirs et leurs métaphores, il devient ici un circuit toxique sous les yeux d’un enfant. Quoi de mieux, parfois, que de voir le monde de l’autre côté du miroir. Immense film, profondément élégiaque, justifiant amplement de se plonger dans le noir.
[1] Michel Ciment, « Le Livre de Losey », éditions Ramsay Poche Cinéma, 1979, p114.