Le premier film hyper-célèbre d'Orson Welles, qu'on peut, oui, qualifier de génial, et qui dénonce la folie mégalomane d'un magnat de la presse américain (et par là la mégalomanie du rêve américain), Charles Forster Kane, qu'il interprète lui-même. Ce film, pour reprendre un mot de l'autre (que Welles a lu, naturellement), est l'histoire d'une erreur, ou pour paraphraser l'autre autre (que Welles a peut-être lu, mais forcément pas à l'époque de Citizen), une fiction à effets de vérité. L'erreur, bien sûr, c'est la scène de départ, la mort du magnat dans son château grandiose, mi-fiction mi-réel lui aussi, mort qu'aucun personnage ne voit, que la seule caméra capte, en même temps que le mot enneigé qui accompagne cette mort : "Rosebud", dont la signification sera l'objet de tout le film. Ironie de Welles qui construit donc toute son oeuvre sur une erreur : personne ne devrait retenir ce mot, puisque personne ne l'entend (l'infirmière vient réellement après), et pourtant, c'est le mot que tout le monde prononce, au sujet duquel l'enquête journalistique commence. Première forme d'aristocratie chez Welles, dont on peut se demander jusqu'où il a pu se comparer à Kane : il se moque du spectateur qui n'aura pas su voir l'erreur, et ce à l'intérieur même du film (cette masse anonyme, partout relayée sans critique, médiatisée, impersonnelle, ce "on" que Welles reconstitue dans la bande-annonce et après). Quant à l'histoire, elle signale l'originalité du film : comme enquête (l'autre disait généalogie...), le film se trame comme une avancée à plusieurs chutes, à plusieurs descentes dans le passé ; chronologie brisée, linéarité coupée, discontinuité ou plutôt même discontinuités, entraînées par les nombreux témoignages, les multiples perspectives. Citizen Kane est non seulement une réflexion sur l'unité et le multiple, mais en plus sur l'histoire (journalistique, mais quand même).
Le film se déroule donc sur plusieurs plans (disons deux, pour aller plus vite) : d'une part l'enquête suit son cours, progresse tant qu'elle peut selon les témoignages des proches de Kane, et se termine ou s'achève sur un échec cuisant (en même temps, elle est partie d'une erreur...). D'autre part, et presque en "sens inverse", Welles travaille à la reconstitution (chronologique, mais discontinue), de la vie et de l'ascension de Kane, d'enfant arraché à ses parents par un riche précepteur à jeune directeur de journalisme, puis à riche des riches, en évoquant aussi tous les échecs (surtout relationnels ou interhumains, c'est-à-dire amitié avec Leland, amour avec un double échec conjugal, Emily et Susan : Welles utilise ici le cliché "heureux en commerce pauvre en amour", un peu niais, mais enfin). Et entre ces deux plans, enquête et vie, il n'y a pas superposition (bien que Welles se soucie en détail de la transposition de l'un à l'autre : une perspective ou un témoignage ne va pas au-delà de ce qu'il est supposé être, de la limite qu'il n'est pas supposé franchir ; par exemple le témoignage de Susan s'arrête au pas de la porte lors de la séparation finale, perspective que va reprendre et continuer le témoignage du majordome, pour finir la scène de rupture), mais décalage, transgression : Citizen Kane dépasse l'enquête développée à l'intérieur de Citizen Kane, Pour le coup, ça c'est brillant. Le franchissement, la transgression, c'est ce qui est rappelé deux fois par l'écriteau aux portes de Xanadu, le château dantesque, et c'est aussi ce que fait Welles avec tout le cinéma d'avant-lui.
D'une manière générale, la réalisation est magnifique, (révolutionnaire pour l'époque selon les moyens utilisés, dit-on), avec c'est vrai tout un mélange de procédés qui accompagnent le bouillonnement de Kane ou sa détresse, les plongées ou contre-plongées, les plans-séquence, l'utilisation de peintures, de trompes-l'oeil... La musique est bien réglée, montée sur l'image, collée à la vitesse que Welles veut donner aux scènes, avec des montées progressives, des thèmes enlevés quand il le faut... Et surtout, un jeu sur la lumière absolument fou, et notamment un jeu de clair-obscur absolument effrayant (des personnages dans l'ombre, des obscurités traversées par une percée solitaire, certains plans, comme celui où Kane signe sa profession de foi, sont splendides sur ce point). La réa - et ça, c'est un assez bon révélateur - est tellement bonne que tous les personnages retiennent l'oeil en plus d'être crédibles : leurs défauts ne les décrédibilisent pas, tout est soigné, mesuré. Du coup, aucune fausse note dans le jeu des acteurs, même les plus sots ou les plus laids.
Juste un mot enfin sur la révélation finale, qui psychanalyse complètement le personnage, le réinscrit dans les lois de son enfance censurée, le freudéise. Le trou noir de Citizen Kane, c'est peut-être aussi le trou noir de Welles : Freud, ou la mère, ou les deux.
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