Âpre et épuré, la Chevauchée des bannis est l’un de mes westerns préférés. S’il a réalisé une révolution discrète sur le genre, c’est grâce à une préparation atypique et à une volonté de fer de la part de son réalisateur. Loin des canons habituels d’un tournage en studio, les prises de vue se sont déroulées en conditions naturelles, au fin fond de l’Oregon. Mieux, les décors ont été installés plus de quatre mois avant le début du tournage, ce qui a permis à l’érosion de faire son œuvre et d’effacer certains aspects factices issus des décors Hollywoodiens. Dépouillé visuellement, le long métrage de De Toth ressemble parfois plus à un film noir qu’à un western. La caméra resserrée sur les hommes donne un côté sauvage aux bagarres, la neige vole en éclat à chaque coup de poing. Une âpreté proche de la confrontation inaugurale dans la Porte du diable d’Anthony Mann. Un nombre restreint d’objet renforce le côté vide, loin de toute civilisation. De plus, le film a bénéficié de la participation de l’acteur principal, Robert Ryan, à l’écriture du scénario. Cet investissement se ressent tant au niveau de la qualité d’interprétation que sur l’excellente concision des thématiques qui traversent un film d’une durée de quatre-vingt-huit minutes.
Dans un premier temps, la Chevauchée des bannis est un film sur l’individualisme et la propriété. À une époque charnière où les grands domaines prennent le pas sur les petits exploitants, le film de De Toth met en confrontation les propriétaires nouvellement installés avec les premiers colons qui ont dû se battre avec acharnement pour conquérir et préserver des terres placées sous le joug des brigands. La violence qui s’exerçait lors de la première phase n’a plus sa place à partir du moment où l’état de droit commence à s’imposer au sein des territoires reculés. Pourtant, si les barbelés remplacent progressivement les colts, une violence sociale prend le pas sur une certaine forme de barbarie originelle. Les troupeaux ne peuvent plus se déplacer à loisir et cela met en péril l’activité des petits éleveurs. Ainsi, les premiers colons se retrouvent dans une situation proche de celle vécue par les indiens. Ils ne seront pas chassés par la brutalité des armes à feu, mais par la violence des lois économiques.
Blaise Starrett, le personnage principal est l’un de ces hommes dont l’avenir s’écrit avec des points de suspension. À l’instar d’un samouraï au cours du même siècle, notre héros voit son monde disparaître, son paysage balafré par les barbelés. Prêt à tout pour exister, il engage un duel face à trois hommes malgré les supplications de son ex-compagne, Helen, désormais épouse d’un propriétaire terrien. Mais cet homme n’est pas serein ; en se préparant, il lance un regard introspectif vers le miroir qui lui fait face, puis passe une dernière fois devant la femme qu’il aime toujours. Leur séparation était une erreur. En fait-il encore une nouvelle ? En mettant en scène la lutte pour la propriété privée, De Toth inscrit son œuvre vers des thèmes purement américains et rejoint ses nombreux homologues, particulièrement John Ford et King Vidor. En matière de suspense à travers une séquence, De Toth rivalise avec Hitchcock. En effet, le départ de la confrontation entre Blaise Starrett et les trois fermiers est suspendu par le roulement d’une bouteille en verre sur le comptoir. Un travelling latéral accompagne sa progression. Avare en mouvements de caméras, De Toth les utilise à des instants clés. Pertinemment car ces images restent en tête.
Toutefois, l’affrontement est interrompu par l’arrivée d’une poignée de brigands pourchassés par la cavalerie. Las de longues privations, les bandits débarquent avec une soif de violence et de luxure. Un ancien capitaine de l’armée dirige cette bande avec une main de fer. Pour assurer un semblant d’ordre, il prohibe l’alcool et les femmes. Un arrangement précaire est convenu entre le capitaine Bruhn et Blaise Starrett pour maintenir les brigands à distances des femmes et de tout débordement sanguinaire. Cependant, un autre problème apparaît, Bruhn est blessé, son état nécessite une opération et sa légitimité commence à être contestée au sein de ses troupes. Une mort prématurée provoquerait un carnage dans la bourgade avec des truands livrés à eux-mêmes et des proies humaines à portée de main. Ainsi, la santé du capitaine Bruhn devient un enjeux critique et remplace la bouteille évoquée précédemment en assurant un sursis aux habitants. Au cœur de la troupe des malfrats, des dissensions apparaissent. Bruhn a de plus de difficulté à contenir la sauvagerie de ses hommes. Mais Gene, le cadet du groupe fait office d’ange gardien pour les habitants des terres reculées. À ce stade, que vaut la parole d’un militaire et l’idéalisme d’un jeune homme face à l’insatiabilité des autres ?
Ces autres réclament à minima un bal improvisé. Ils l’auront. Malgré les promesses, le bal est une humiliation pour les femmes. L’air semble irrespirable, un panoramique circulaire nous rend témoins impuissants de multiples tentatives de baisers volés, de gestes brutaux… Nous sommes loin des bals à la bonne franquette présents chez John Ford. Au moment où la situation parait intenable, Blaise Starrett propose de guider la bande vers un passage discret, mais dangereux qui leur permettra d’échapper à la cavalerie. Bruhn et Gene ne sont pas dupe, mais acquiescent par geste d’humanité pour les habitants.
C’est alors que la chevauchée des bannis pend forme au cours des trente dernières minutes. Si les hommes parviennent à dompter les pâturages, ils sont encore loin de maîtriser les forces de la nature. Cette partie offre des images saisissantes des hommes aux prises avec leur environnement. Tous, ou presque, seront ensevelis dans l’immensité de l’Ouest sauvage. Certains tableaux cinématographiques proposés dans le film ressemblent aux œuvres de jeunesse du peintre contemplateur William Turner. Notamment le tableau « Hannibal traversant les Alpes ».
À la mort du chef, les dissensions s’accélèrent. Par cupidité, certains membres en assassinent d’autres pour amasser plus de gains. Cela, jusqu’à l’ultime confrontation entre Blaise Starrett et Tex, le plus farouche des malfrats. Ultime élément de suspense, les doigts congelés de Tex ne parviennent pas à actionner la détente de son fusil pointé sur un Blaise Starrett en fuite. Au final, la bourgade est débarrassée des bandits, le repenti Gene propose ses services à Blaise. Toutefois, le statut entre les propriétaires terriens et les petits éleveurs ne change pas, mais pour une fois, le sens du collectif aura primé sur l’individualisme. En risquant sa vie, Blaise Starrett a pris ses responsabilités pour sauver la communauté. Un acte qui devrait entériner les hostilités interrompues par la bande du capitaine Bruhn. Mais pour combien de temps ? En économie, la mémoire est courte.