Joe Gillis, incarné par William Holden, croule ainsi sous les dettes dès le début : les huissiers le poursuivent, et les patrons de la Paramount méprisent son travail au point de se demander s'il ne ferait pas mieux de quitter Hollywood afin de retourner dans son petit patelin natal, loin des célébrités et de la concurrence artistique. On retrouve un cheminement inversé de celui de Kirk Douglas dans Ace in the Hole : là où ce dernier venait, en introduction de film, de son coin paumé, il est ici question d'y revenir dès le départ.
Là encore, inversion de la forme : on connaît sa fin dès le début, quand l'autre maintient le suspens du début à la fin. On sait très bien que Gillis suivra inexorablement le chemin de la mort : film noir oblige, on suit les traces d'un mort, en pensant que la déchéance du départ ne pouvait pas aller plus loin. C'était sans compter sur l'arrivée d'une jeune secrétaire un peu naïve, représentante de la jeunesse que connut le personnage d'Holden : il ne se prive d'ailleurs pas de lui avouer qu'elle a une autre vie à mener, loin de lui, loin de son âge avancé, de la décadence d'une vie qui ne mènera leur couple nul part.
Gillis qui aura menti tout son temps à Hollywood se prend, en pleine face, le revers de la médaille : révéler la vérité au milieu des mensonges insinue que cette même vérité devra se confronter à ses mensonges, et qu'il ne pourra y avoir de fin heureuse pour cet homme qui, à l'image du cinéma, parlant, incarne les artifices de la beauté, les magouilles du système, le pathétique de ces pauvres gens désireux de s'extirper de leur quotidien morose sans avoir les moyens de leurs ambitions.
C'est là qu'intervient le génie de Wilder : plutôt que d'employer Holden comme élément tire-larme de son intrigue, il s'en sert comme d'un moyen de propulser au sein de l'intrigue des thématiques qui lui tiennent à coeur. Autour de son sujet, la déchéance d'un journaliste, viennent s'imbriquer de multiples pistes de réflexion absolument fascinantes, pour la plupart portées sur cet affrontement artistique entre cinéma muet et cinéma parlant.
Là où le spectateur actuel voit ce dernier comme une référence, avoir la vision d'une actrice du muet de l'époque (sidérante Gloria Swanson) permet de tempérer la réflexion générale et de remettre en cause l'art qu'on connaît aujourd'hui; profondément intemporel, Boulevard du crépuscule développe astucieusement une critique coup de poing du narcissisme induit par la popularité de ce cinéma parlant, où ses acteurs à la beauté stéréotypée développèrent, selon Wilder, un égocentrisme lié à leur représentation sublimée à l'écran.
Ainsi, Gloria Swanson sert de dernier rempart face à ce modernisme qu'elle refuse sec, mais auquel elle doit se soumettre pour retrouver sa popularité d'avant : les années ayant passé dans l'ignorance de la réalité et les mensonges de son majordome aimant, elle est devenue ce qu'elle rejette dans le cinéma parlant : superficielle, obsédée par son image et parlant constamment, à l'excès, sans avoir à dire de paroles éclairées.
Souvent dans le délire, elle pose cependant une mise en abîme d'une grande intelligence : c'est alors qu'elle va à la rencontre du réalisateur Cecil B. DeMille, qui campe son propre rôle sur le tournage d'un film parlant, qu'on comprend l'étendue de la supercherie; tout le monde dans ce milieu se ment. Le jeu de dupes va si loin qu'en se renseignant sur la carrière de l'actrice, on se rend compte que Gloria Swanson, elle-même actrice influente du cinéma muet, a énormément tourné avec ce même Cecil B. DeMille qui lui donna, comme dans Sunset Bouelvard, l'occasion de briller pour la première fois de sa carrière.
Il en va de même avec son majordome, ancien réalisateur qui la dirigea quelque fois et tomba irrémédiablement amoureux d'elle : campé par la référence Erich Von Stroheim, il la dirigea autant dans le film que dans la vraie vie. Ainsi, Boulevard du crépuscule est à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, sorte de thèse d'un historien et amoureux du cinéma, Billy Wilder, qui rend un hommage servi en guise d'adieu aux légendes de sa jeunesse dans une scène surréaliste où des légendes du muet jouent aux cartes, maquillés comme des poupées de cire.
Cette volonté de modernisme donnant lieu à un désir de détruire ce qu'on juge obsolète car ancien retentit encore plus aujourd'hui : à l'heure où l'on se détourne de nos anciens pour se consacrer pleinement aux plus jeunes, où l'on remet au "goût" du jour les références cinématographiques d'il y a trente-quarante ans en détruisant à la fois leur sens, leur portée divertissante et leurs codes, ce terrible plaidoyer en faveur de l'ancien, de l'authentique, de la base des inspirations transforme une douce note de nostalgie en regret amer de voir que le cinéma aura perduré, dans les 70 ans qui nous séparent de la sortie de Sunset Boulevard, dans la voie que dénonçait déjà Wilder à son époque.
Si Hollywood n'apprend pas de ses erreurs, c'est parce que le superficiel a pris le pas sur l'art, que Gloria Swanson, reflet d'une époque remplacée par la jeunesse relative de William Holden, ne peut plus exister que par l'écran, qu'il soit petit ou grand, et quelle que soit la nature de sa renommée; il n'est pas surprenant de la voir exaltée lors de la mort de Gillis, séquence durant laquelle elle confond, perdue dans son délire obsessionnel, les flashs des journalistes à scandale avec les lumières des projecteurs d'un tournage.
Parée pour son film, elle est l'ultime figure d'une génération qui s'éteint dans un scandale horrible, prête à embrasser la destinée dont elle rêve depuis la fin de sa carrière originelle, destinée qu'elle rejoint dans un magnifique traveling la suivant descendre les escaliers, et se mettre au niveau de ses détracteurs qu'elle considère comme admirateurs. Délirante, elle s'est mise au niveau d'où mourut Gillis, incarnation d'une première génération de cinéastes du cinéma parlant en voie de s'éteindre (soit celle de Wilder), au profit de la prochaine, interprétée par son amour qu'il laisse filer, s'élever loin de sa déchéance programmée, une Nancy Olson qui apprend de l'ancienne génération et pose les bases du cinéma parlant de la nouvelle décennie à venir, les années 50.
Boulevard du crépuscule, ce chef-d'oeuvre de Billy Wilder, est un clash générationnel intemporel à la portée réflexive fascinante, portée par une mise en abîme renversante et des acteurs emblématiques. Terriblement tragique, affreusement réaliste, il reste d'actualité et pose les bases de la plus virulente critique sur Hollywood qu'on a pu voir au cinéma en signant une intrigue d'une intelligence redoutable, conclue de façon parfaite sur une ultime note de cynisme désespérant.
Après tout, Swanson n'est pas petite, ce sont les écrans qui sont devenus trop grands pour elle.