Avec sa patte si caractéristique, Martin Scorsese a été le premier réalisateur à m'intéresser pour son particularisme, à me faire voir du cinéma autrement qu'en dilettante, à diriger mon regard vers le sien pour me faire comprendre que le septième art n'est pas (qu')affaire de divertissement. Cinéaste essentiel de ma cinéphilie, c'est paradoxalement quelqu'un vers qui je suis relativement peu retourné, après avoir vu pas mal de ses classiques, mais pas tous (il y a de quoi faire, à ma décharge). Je m'en voulais donc un peu d'avoir loupé la rétrospective que lui consacrait Arte il y a quelques temps, tort que je rattrapais en partie cette après-midi avec Le Temps de l'innocence, que je risque de spoiler au passage. Si de prime abord, on peut s'étonner de la place d'une telle étude sentimentale dans la filmographie de l'auteur de Goodfellas ou Mean Streets, la filiation ne met pas longtemps à se mettre à jour tant on reconnait dans le romantisme amoureux de ce drame la flamme intime des personnages des films mafieux de Marty, eux aussi piégés dans les volutes fantasmées d'un système social qui n'est cependant plus cette fois un rêve, mais plutôt un cauchemar. Étouffé par un carcan de convenances qui l'empêche de vivre son amour, le couple joué par Michelle Pfeiffer et Daniel Day-Lewis (tous deux magistraux) souffre d'autant plus que sa souffrance ne peut éclater au grand jour. Ce n'est d'ailleurs que lors de la scène finale, où son fils lui apprend la conscience qu'a toujours eu sa propre femme de ses envies d'adultère, que le personnage de Day-Lewis se libère enfin, comme délié d'un charme, soulagé d'avoir partagé en fin de compte quelque chose de profond avec quelqu'un une simple fois, que quelqu'un l'ait véritablement rencontré, au sens intime du terme. Même le fait que cet interlocuteur muet soit sa propre femme et qu'elle n'accède à lui qu'en découvrant qu'il en aime une autre, peu importe. On ressent là toute la pesanteur de cet étouffoir fait de mensonges et d'étiquette sociale sur les personnages, qui finissent par préférer un secret aux tenants absurdes que les vérités de pacotille de leur quotidien. A ce titre, le récit et l'évolution complexe de ses protagonistes, affranchis de toute convention d'écriture, fait bien ressentir l'étau déformant imposé aux sentiments, qui ne se taisent jamais mais prennent si on les réprime trop des proportions monstrueuses, comme bâtardes. Si le reste de son écriture est à l'avenant de sa gestion des personnages, le roman d'Edith Wharthon doit être passionnant. Le problème, c'est que la transposition d'un media à un autre n'est jamais évidente, et que cette histoire n'était sans doute pas faite pour s'épanouir pleinement au cinéma. Sans climax, sans progression nette dans ses intentions (le récit se voulant autant un tableau social statique qu'un écrin à l'évolution des personnages qui appelle forcément à quelques soubresauts), le film de Scorsese manque de trouver le souffle souhaité, malgré la fluidité de la mise en scène et ses plans tout en courbes, qui traduisent à l'image une vraie vivacité. De plus, certains effets de montage, qui se proposent de transmettre les remous intimes des protagonistes, puisque les événements contraints par les normes sociales ne peuvent s'en charger pour eux, ont un impact trop superficiel, et certains étant esthétiquement ratés, cassent un peu l'harmonie d'ensemble. Malgré trois acteurs brillants, un vrai travail de reconstitution et un Martin Scorsese visiblement à fond, le projet pâtit un peu de cet écueil sur lequel tant ont décidément buté : faire accéder à la surface l'intimité de personnages qui se cachent, et ce avec force et naturel, sans démasquer cette intention par des moyens précipités qui détruisent la richesse possible de l'émotion. La fièvre dans le sang, de Kazan, y parvenait très bien. Bon mais loin d'être parfait.