L’espion noir, adaptation d’un roman de J Storer Clouston, est une curiosité à plus d’un titre. D’abord parce qu’il marque la première collaboration entre Michael Powell et Emeric Pressburger. Une rencontre rendu possible par Alexander Korda, l'un des principaux artisans de l'industrie du film britannique de l’époque (il est le fondateur de la London Films et l’auteur, entre autres, de Marius (1931), de La Vie privée d'Henry VIII (1933) et de Rembrandt (1936)). Ensuite, n’ayant pas été distribué en France après la guerre, il resta longtemps invisible du public français. Et comme aucune édition DVD n’est actuellement proposée à la vente (du moins à ma connaissance), cette situation ne devrait pas s'arranger. A moins d'avoir la chance, comme moi, que l'une des rares copies circulant actuellement en France soit projetée dans un cinéma proche de chez vous.
L’espion noir, film de genre somme toute assez classique, n’en est pas moins pleinement maîtrisé. Le récit se déroule avec précision, sans temps mort, multipliant les renversements de situation, les fausses pistes. Comme dans un film d’Hitchcock (il faut se souvenir que Powell fit la connaissance de celui-ci sur le tournage de Champagne, où il officiait en tant que photographe de plateau, et qu'il l'assista ensuite sur Blackmail), le suspense est parfaitement préservé jusqu’à la fin. Les paysages brumeux des Orcades contribuent largement à entretenir ce climat de tension, que nuance néanmoins avec bonheur une galerie de seconds rôles assez pittoresques, en tête desquels on peut citer le révérend Matthews (Athole Stewart) et sa femme (Agnes Lauchlan), ainsi que le fiancé d’Anne Burnett, le révérend Harris (Cyril Raymond), dont l’arrivée inopinée donne lieu à une scène pleine d'humour.
Sur le plan esthétique, on relèvera l’influence encore marquée de l’expressionnisme allemand, que l’on doit sans doute à Alexander Korda, qui travailla à Vienne et Berlin dans les années 1920. L’un des plus beaux plans du film -celui où Hardt surprend la conversation entre Frau Tiel et le lieutenant Ashington- s’inscrit d’ailleurs fortement dans ce mouvement artistique.
Ce film est encore l’occasion de revoir, dans l’une de ses dernières apparitions à l’écran, Conrad Veidt, célèbre pour avoir tenu le rôle de Cesare dans Le Cabinet du docteur Caligari (1920). Il fut également à l’affiche du très beau Cabinet des figures de cire (1928) de Paul Leni et Leo Birinsky. Son personnage dans L'Homme qui rit, du même Paul Leni, inspirera plus tard celui du Joker, ennemi juré de Batman. Avant son décès, en 1943, il eu l’occasion de retourner sous la direction de Michael Powell, dans le remake du film de Raoul Walsh, Le voleur de Bagdad, puis incarna le major Strasser dans Casablanca (1942), de Michael Curtiz. On retiendra également la présence à l’affiche de L’espion noir de Marius Goring, qui débuta sa carrière dans Rembrandt de Korda et tiendra en 1948 le rôle de Julian Craster dans Les chaussons rouges