L’argent de poche s’ouvre sur une cascade d’élèves dévalant les rues et les ruelles escarpées, fleuve humain qui grossit à mesure que s’y déversent des rivières annexes ; il coule et épouse un mouvement vertical, du haut vers le bas, comme pour quitter l’adulte et se mettre à portée d’enfants, adopter leur regard sur le monde et les choses. Aussi le fil rouge qui sous-tend le long métrage, la dénonciation de la maltraitance faite aux enfants par leurs parents, se voit-il, à l’instar de la métaphore fluviale initiale, tout à la fois perturbé et enrichi par des détours : François Truffaut multiplie les points de vue tels des instants de vie captés en vignettes et mis bout à bout. La temporalité n’est guère chronologique, elle est circulaire, composée de moments ancrés dans un lieu précis qui se répètent et se déclinent et dont les variations indiquent l’évolution des mentalités ; on commence par espionner une voisine qui se lave, puis on embrasse sa voisine de siège au cinéma, ou plus tard en colonie de vacances. On joue à l’adulte, on imite les modèles de cinéma, on donne vie aux affiches ; en retour, l’adulte imprègne. L’argent de poche. Des armes en plastique pour faire comme les voyous ou les bandits du septième art. Quelques pièces, tantôt trouvées par terre tantôt empruntées à un camarade tantôt gagnées après une semaine sans accrocs. De l’argent, mais pas assez, juste de quoi se payer une place de cinéma ou offrir des roses. Cet argent, c’est le monde adulte coupé de l’innocence et de la gratuité de l’enfance ; son omniprésence à l’écran, au cœur des intérêts, traduit la perforation de l’univers des grands et son écoulement dans un autre, celui des petits. Pourtant, François Truffaut oppose à ce système des figures régies par le don qui sont porteuses d’une redistribution des richesses (économiques, morales, intellectuelles) : l’instituteur transmet ce qu’il sait et ce qu’il est aussi, le médecin scolaire, l’équipe éducative puis les gendarmes interviennent pour mettre fin au calvaire de Julien, les parents de Laurent partagent un repas avec Patrick dont l’appétit glouton laisse peut-être entendre qu’il ne mange pas chez lui tous les jours à sa faim. L’art du cinéaste consiste ici à suggérer, à peindre par petites touches le portrait d’une enfance plurielle qui partage néanmoins les mêmes préoccupations, les mêmes espaces de vie, la même école, la même commune. Une cartographie de l’enfance subtile et brillamment mise en scène, allant « du premier biberon au premier baiser amoureux ».