Le Lit de la Vierge atteste la tentation de toute marge à s’identifier à la figure christique : nous avons eu récemment un Jésus homosexuel avec L’Ornithologue – il s’agit plutôt d’une fusion de saints, mais le procédé est identique – et, en creux, avec la clausule messianique de 120 Battements par minute, lorsqu’une collection d’apôtres viennent visiter la chambre dans laquelle gît le martyr. Le Christ apparaît bien comme une allégorie politique, en ce sens où il donne chair et âme à l’incapacité d’un être et de la communauté qu’il représente à participer à la vie en société. Philippe Garrel en fait le héraut de la jeunesse de mai 68 : le film s’ouvre sur la lecture d’un journal mentionnant les tensions entre les deux Allemagnes et la ségrégation spatiale par le biais du mur de Berlin. Ce même mur-barricade que l’on élève contre les autorités. Ce même mur qu’arpente la caméra du cinéaste, opérant ainsi un glissement du spirituel vers le corporel, de la réflexion vers la brutalité. Ce conglomérat de murs isole les personnages et les animaux (un bœuf attaché à une corde) en dessinant des cellules de solitude, à la fois reliées au monde extérieur par l’intermédiaire de leur souffrance et privées de la lumière du jour. Car c’est un jet de lumière artificiel qui les sort temporairement de la nuit, un coup de projecteur que Garrel porte sur des précarités statiques. Jésus, au milieu de tout cela, vagabonde : il suit une trajectoire linéaire qui le conduit de la souffrance d’une naissance non-désirée à l’engloutissement dans les fluctuations d’une mer agitée. De la mer à la mère, du miracle initial à la grossesse finale. Film sur la solitude mais également sur la famille, où la vierge et la prostituée se rejoignent grâce à l’interprétation d’une même actrice pour les deux rôles, Le Lit de la Vierge porte en son titre la profanation de son geste : jeter un fils dans un monde chaotique et déshumanisé qui ne semble avoir comme moyen de communication qu’une poignée de cailloux à balancer. Portrait d’une jeunesse qui a trop parlé, que l’on n’a que trop peu écoutée. Allégorie d’un Sauveur qui a besoin d’être sauvé et qui traîne sa solitude d’un lieu à l’autre, un porte-voix à la main. Personnage tragique et désorienté, Jésus n’utilise le porte-voix qu’afin d’apostropher son géniteur : pourquoi suis-je au monde ? quel est Ton dessein pour moi ? Silence. En cela, le film tisse une longue métaphore filée de la famille, d’un dialogue entre un fils présent et son père absent – puisqu’il disparaît dans les vagues – reliés par la mère et son ventre, ventre qui perpétue cette malédiction qu’est l’homme. Nous voyons notre protagoniste principal porter une malle dont le contenu restera secret ; c’est tout le malheur du monde qui s’y trouve empaqueté. Le Lit de la Vierge a la beauté de son désespoir : sa réussite formelle tient à la qualité de sa photographie qu’une mise en scène subtile vient sublimer. Les personnages glissent sur les paysages, parcourent tout l’écran ; les personnages glissent sur la vie sans y imposer leur marque : les voix s’avèrent, pour la plupart, inaudibles ou inaccessibles, n’atteignent jamais ce ciel que l’homme entend réparer. Et la seule marque qu’ils laissent, en fin de compte, c’est leur reproduction : mémoire généalogique d’une douleur, cri de révolte étouffé que l’art vient néanmoins immortaliser.