4sur5 Pour sa richesse thématique et technique, pour son audace narrative, Rashômon est une sorte de Citizen Kane oriental. Lorsque la Mostra de Venise lui consacre son prix suprême en 1951, le réalisateur Akira Kurosawa n'est, selon la légende, pas même au courant d'avoir fait partie de la sélection. Cette consécration pour le cinéaste marque surtout un cap décisif pour le cinéma nippon (et asiatique de facto), l'ouvrant dès lors au reste du Monde.
Mais Rashômon a surtout été une révolution formelle. A l'époque, le public a appris à admettre comme authentique d'un point de vue fictionnel ce qui lui est présenté à l'écran, sans y opposer de doute. En racontant une même histoire sous les différents points de vue de ses protagonistes, Kurosawa se saisit d'un procédé jusque-là inconnu, qui inspirera les plus grands noms du cinéma américain, découvrant un cinéma apte à tromper la réalité (et ''sa'' réalité-même), plutôt que la représenter simplement. Loin de là, l'intention de Kurosawa dans Rashômon est de la refléter.
Dans le Kyoto médiéval, un bonze, un bûcheron et un passant se sont réfugiés dans les ruines d'un temple pour échapper à une pluie battante. Le moine et le bûcheron ont assistés à un procès accusant un célèbre bandit d'avoir violé une femme puis tué son conjoint samourai. Le premier dit avoir perdu sa foi ; l'autre, tout aussi commotionné, livre son compte-rendu au quidam.
Le film enchaîne alors les témoignages des personnages impliqués, le violeur, la femme souillée puis le mort lui-même, dont l'esprit est invoqué par un chaman, s'exprimant face caméra, répondant ostensiblement aux interrogations que celle-ci leur lance. En posant le spectateur comme juge, Kurosawa évacue (voir interdit) toute sympathie envers les intervenants. Les versions de chacun sont illustrées par ce qu'il conviendrait de nommer aujourd'hui des ''flash-backs'', tous trompeurs, à un degré que le spectateur ignore, puisque chaque auteur se contredit.
Il faudra attendre qu'un personnage extérieur aux événements (mais spectateur par omission) informe de ses observations pour que l'affaire tende à s'éclaircir. Pas de deus ex machina, l'intérêt que nourri Kurosawa pour son dispositif est ailleurs. En effet, les témoignages n'ont jamais servis quiconque à se disculper, chacun s'accusant du meurtre pour cacher une vérité plus laide. Il s'agissait pour le violeur, la femme ou le samourai assassiné d'exposer la chose de la façon la plus morale qui lui convenait, celle qui n'annihilait ni son honneur ni ses principes. En d'autres terme, celle qui briserait le moins leur égo : le narcissisme l'emporte sur toutes aspirations à la liberté.
Au-delà des jeux d'ombres et lumières insinuant les mouvements internes de ces condamnés, c'est le regard intransigeant sur l'Homme qui interpelle dans l'oeuvre. Le cinéaste achève cependant son film sur une note d'espoir, permettant à l'un des témoins de la ''nature humaine'' [partant du principe qu'il en est une, ou que ce que nous imaginons cerner avec ce terme puisse effectivement se nommer ainsi] de briser le cercle vicieux qui s'est animé sous ses yeux. In fine, le pessimisme s'en trouve nuancé ; Kurosawa semble estimer que les erreurs des êtres veules, lâches et sournois, préférant le statut quo à toute forme de progrès, puissent être absouses par les gestes désintéressés d'individus crédules ou idéalistes. Sitôt qu'ils auront ouvert les yeux, sur les autres et de fait, sur eux-mêmes.