Rashomon, ou l'art de dépasser son propre concept... Une belle averse, un pont (du nom de Rashomon) pour s'abriter, et trois marcheurs qui n'ont rien d'autre à faire que de tailler le bout de gras, pour attendre que cesse la pluie. L'un va donc se lancer dans le rapport du procès auquel il vient d'assister, qui a vu s'affronter trois versions complètement différentes du même crime. Mais, alors qu'on pense que l'on va s'ennuyer à écouter trois fois la même chose, Kurosawa prend un virage narratif dès le départ : la vérité, sur ce crime, il s'en fiche complètement, ce qui importe, c'est ce que les points de vue ont à dire de leur narrateur. Ainsi commence l'accusé (Mifune, un brin gueulard en criminel fou, mais toujours aussi efficace, on se le rappelle dans Les Sept Samouraïs), qui en rajoute des caisses dans sa toute-puissance (
à s'emparer de la fille, à l'obliger à l'aimer, à tuer l'époux...
Un ignoble Superman) sans même penser que ce qui l'attend, à trop vouloir crâner de son crime, c'est un bon vieux coup de katana. Un idiot, peut-être, mais supposément dangereux, si tant est que les deux autres versions du récit sont fausses... On passe donc à Madame, qui nous dépeint
un époux froid, qui reste de marbre pendant son viol, et qui semble vouloir même la rejeter dès l'acte terminé... On a beau ne pas approuver le meurtre, on ne peut pas dire qu'on pleure Monsieur, avec pareille attitude, et ce deuxième récit de nous souffler dans l'oreille la critique des femmes souvent réduites au silence dans le contrat marital japonais (clairement en défaveur des dames, surtout si elles ont des enfants...).
Enfin, le dernier récit est celui...de la victime. On reste encore surpris de ce triptyque conclu par la voix d'un mort, enfin, un "mort"... La voyante qui le fait parler, avec autant de fidélité et crédibilité qu'on voudra bien lui accorder, et dont l'accusation se porte sur
l'épouse, de façon indirecte (elle motive le geste)
. Tout le monde ment ? Même le vagabond, qui assiste au procès, revient sur sa déclaration, et dit qu'il a bien vu le crime... Et si, en réalité, personne ne mentait ? C'est ce que Rashomon nous dit, en nevoulant pas trancher ni dans les vérités de chacun (ils se sont tous persuadés, transmettent un message, via leur propre vérité), ni dans la couenne de ses accusés (on ne sait pas qui est "le mort" du procès : le fou, l'épouse, ou la victime qui retourne à sa condition d'esprit tourmenté ?). Là est bien le propos de Rashomon, qui se sert d'un fait divers et d'une enquête pour aller au-delà de la simple révélation du coupable, demandant même aux deux autres marcheurs qui écoutent de réagir : comment, dans un monde imparfait, fait de mensonges, et de Vérité impossible, réussir à trouver de la bonté, de l'espoir, un rayon de soleil ? La réponse (un peu facile, on se demande ce que cette scène pleines de bons sentiments fait là) tient en
un petit être abandonné dans ses langes, sous le pont
... Évidemment, il serait assassin d'évoquer Rashomon sans parler de sa mise en scène incroyablement belle, de son rythme soutenu (on arrive au bout des 1h25 sans ciller), des acteurs en grande forme, et de sa musique soignée. Le fond ne serait rien sans la forme, et Kurosawa ne l'oublie pas, pour faire de ce film d'enquête...tout sauf un film d'enquête.