Avis basé sur des éléments essentiels de l'intrigue de Rashômon.
Le film s'ouvre sur un temple détruit, vestige du passé devenu refuge pour deux personnages, un prêtre et un bûcheron, rapidement rejoint par le roturier, troisième homme représentant l'arrivée du spectateur dans l'intrigue : il ne connaît rien à l'histoire, pose autant de question que le public s'interroge, suit cela sans trop comprendre le sens des quatre versions différentes de l'élément tragique à la base de toutes ces inquiétudes.
Si l'on comprend alors qu'il est un vecteur d'intérêt et d'enjeux, cela pousse l'immersion d'autant plus loin que Kurosawa propose un festival de virtuosité à celui qui visionne : accompagné au scénario de son compère Shinobu Hashimoto, l'écriture et la mise en scène rivalisent de malice et de talent en créant une intrigue alambiquée, complexe et passionnante d'à peine plus d'une heure vingt de durée tenant en respect des films d'enquête de plus de deux heures.
Et l'on se prend facilement à ce jeu de pistes fascinant qui présentera, ce n'est pas surprenant, la présence réjouissante de l'iconique Toshirõ Mifune : tenant le film sur ses épaules (le reste du casting aura beau être irréprochable, il le domine indubitablement), l'acteur campe le personnage le plus fouillé, le plus profond et complexe de l'oeuvre, élargissant sa personnalité à autant d'histoires qui nous sont présentées : un tour sanguinaire, un tour honorable, on ne sait jamais comment le considérer.
Si la certitude reste que c'est un voyou, un vaurien profondément vicieux, on ne peut cependant s'empêcher de l'apprécier à le voir si satisfait de se vanter d'un crime qu'il n'aurait possiblement pas commis, et de rajouter dans son histoire des détails qu'on pourrait imaginer inventés pour étayer sa légende, et se faire craindre auprès des civils et des autorités. Il a tout de ces antagonistes qu'on adore détester, se taillant une place de marque dans la galerie des personnalités complexes et inoubliables des films de samouraï/western.
Comment mépriser une personnalité si ambiguë, qu'on imagine facilement enfant orphelin élevé au combat pour la survie, à la douleur perpétuelle ayant endurci son coeur au point de le changer en pierre; et tout aussi mauvais qu'il puisse paraître, ne serait-il pas finalement le personnage le plus honnête face à ces "honnêtes" gens dont l'histoire diffère à chaque fois, tant ils ont tous un intérêt quelconque qu'ils tentent de cacher aux yeux des juges, minimisant leur rôle ou dissimulant des détails importants à la compréhension de l'affaire?
Et tandis qu'il se trouve présent dans pratiquement tous les passages les plus iconiques de Rashômon, on ne peut que tomber des nues face au talent certes attendu de Kurosawa, mais toujours aussi désarçonnant : la qualité de ses plans millimétrés ne laissant rien au hasard épousera à la perfection son écriture, dévoilant à l'écran les indices qu'elle tente de placer à l'oral. Cette symbiose incroyable entre forme et fond se retrouve également dans son propos humain, que la fin place sans prévenir en forme d'uppercut imparable.
On retrouvera dans le message de fin cette réflexion portée sur le protagoniste campé par Mifune : Rashômon, qui présentait jusqu'ici une critique désenchantée de la condition humaine et de son individualisme vicieux, fait disparaître la pluie en même temps que son trio s'apprête à quitter l'écran, emportant avec eux un nouvel espoir, celui d'une naissance, d'un enfant abandonné par ses parents auquel la vie pourrait sourire.
Et s'il se retrouve propulsé dans l'intrigue et leur vie par un geste odieux (quoi qu'on n'en connaît pas les raisons véritables), il n'empêche que l'enfant porte un regard radieux sur l'humanité, innocent, une nouvelle vision de notre nature qui pourrait changer, redevenir aussi saine que celle de l'enfance. Si les miracles surviennent et que des vocations parentales naissent, alors les hommes peuvent changer et devenir un peu plus honnêtes entre eux.
Le véritable miracle étant que l'homme le plus égoïste peut faire preuve d'altruisme et de bonté sans autre arrière-pensée que celle d'enfin sauver une vie.