Qui sont les personnages principaux du "Septième Continent" ? Les membres de la famille idéale que le spectateur suit pendant trois jours, entre 1987 et 1989, et qui sont presque toujours filmés de dos ou de loin, ou bien les objets de tous les jours qu'ils utilisent, manipulent, portent, fabriquent, mangent, observent, conduisent, cassent, vendent, etc., et sur lesquels la caméra s'attarde longuement ? Les plus humains, ici, ne sont pas forcément ceux qu'on croit. (Y a-t-il seulement de l'"humanité" dans ce film ?) Le portrait à charge que dresse Haneke d'une société névrosée, obsédée par la peur du vide mais pourtant gangrenée par la vanité, dans laquelle seule la consommation à outrance et l'aliénation par le travail permettent d'éviter – temporairement – le vide, en a d'autant plus de poids. Aucun des personnages du film n'est heureux, et chacun prend à rebrousse-poil le rôle qui lui a été assigné par la société. Du père et mari rassurant, protecteur et responsable qu'il était, Georg se change en l'un de ces rouages sociaux interchangeables, en un genre de monstre froid et sans âme, désincarné, mettant autant de zèle dans l'exécution du « projet » familial qu'il mettait d'énergie au travail. Anna, employée consciencieuse, sœur consolatrice, mère et épouse nourricière, devient la triste expéditrice de lettres convenues, l'éleveuse dépassée et pas fiable d'une petite fille de qui elle attend du réconfort à force d'être incapable de lui en donner de façon authentique, une femme soumise par la force des choses. (Mais ces parents-là sont-ils condamnables ? Car avaient-ils le choix ?) Eva est peut-être celle qui « colle » le mieux à son image, l'image d'une enfance innocente et « naïve » : c'est elle qui, la première, feint ouvertement un aveuglement qu'elle est la seule à reconnaître, contrairement à ses parents qui le partagent mais sont incapables de l'envisager de façon posée. C'est elle qui, dans le film, dit « Non ! », elle qui s'est attachée à quelque chose de vivant.
Par cette seule richesse d'interprétations, "Le Septième Continent" mérite d'être vu, et vu comme autre chose que comme une œuvre de « jeunesse » d'un futur réalisateur de très grands films – comme le sont parfois les œuvres de « jeunesse ». Car Haneke trouve le rythme parfait pour ce sujet, fait de répétitions angoissantes à force de mettre en scène le vide, et de brusques ruptures qui rendent l'image aussi décousue et fragmentée que la vie de ses personnages. Du côté du cadrage, il vide l'écran de tout ce qui pourrait faire sens pour les personnages (l'écran serait-il l'aquarium dont les poissons seraient le sens ?), si bien que ce sens, dont ils sont plus ou moins consciemment à la recherche, se situe hors-champ – peut-être à la montagne, dont le spectateur ne verra que le départ du séjour que les personnages y ont fait. En tout cas, ni les objets ni l'argent régulièrement filmés en gros plan ne peuvent en tenir lieu. La signification que le spectateur (cette fois) doit chercher n'est jamais, elle non plus, entièrement à l'écran. Le champ pose des questions : pourquoi Anna pleure-t-elle dans la voiture ? quel est ce paysage de plage filmé à quatre reprises dans le film ? quelle décision a amené Georg à démissionner ? Dans quel but achète-t-il tout ce matériel de bricolage ? Il y répond parfois – le matériel de bricolage. Mais c'est la plupart du temps au spectateur de fournir les réponses, en reconstituant ce qui se passe pendant les noirs qui séparent les scènes, en déduisant ce qui se passe hors-champ, en cherchant du côté des symboles, en faisant concorder des indices ou tout simplement en faisant sa propre interprétation, sa propre réponse à des questions qui en tolèrent, voire en exigent, davantage qu'une. C'est aussi à cela que sert la lenteur des films de Haneke.
Dans "Le Septième Continent", on écoute la radio sans y prêter la moindre attention, et les téléviseurs continuent de fonctionner quand les familles modèles sont hors d'état. Ils captent les regards, quoi qu'ils diffusent. Ils ont un équivalent moins tape-à-l'œil, mais qui pousse tout autant à la passivité : la vitre. On regarde les poissons à travers le verre d'un aquarium, ce qui est plutôt joli. On regarde les yeux d'autrui à travers une loupe d'ophtalmologue – on connaît le proverbe à base d'yeux, de paille et d'une poutre... On regarde les machines à travers les vitres d'une voiture qui passe dans une station de lavage automatique – tentative de purification par l'eau, le savon et les brosses rotatives ? –, ce qui est sinon dangereux, du moins oppressant. On regarde les morts sur le bas-côté d'une route à travers le double écran d'une vitre de voiture et d'une grosse averse, ce qui peut mener à des remises en cause dramatiques. Les personnages n'avaient peut-être pas le choix de regarder le monde à travers un filtre ou non, pris qu'ils étaient dans le tourbillon d'un genre de "destin" moderne. Nous l'avons. Le film date de 1989 et ferait un tabac maintenant...