Devil’s Doorway a l’intelligence de garder insoluble la crise politique et morale qu’il représente, faisant de ses personnages les hérauts de valeurs opposées qui ont chacun un regard particulier sur la loi. Trois points de vue s’affrontent : celui de l’Indien qui, revenu de la guerre de Sécession pendant laquelle il a combattu trois années durant et participé à d’importantes batailles – Gettysburg entre autres –, souhaite recouvrer ses possessions à Douce Prairie, transmises par ses ancêtres ; celui de l’avocat véreux, nommé Dolan, qui espère s’enrichir en octroyant les terres indiennes à des éleveurs en quête de verts pâturages, tirant profit d’une nouvelle loi de répartition territoriale ; celui de l’avocate enfin, tiraillée entre d’une part l’application rigoureuse et théorique de la loi qu’elle incarne, d’autre part le sentiment d’injustice qu’elle éprouve dans l’application même de textes racistes, sentiment mêlé à un attachement sensible, sinon amoureux, à l’Indien. Sans oublier les difficultés qui jalonnent son parcours de femme avocate, anomalie dans le paysage de l’Ouest américain.
Anthony Mann raccorde ainsi l’exercice de la justice au terrain et à ses cas particuliers, et saisit ses acteurs dans leurs cas de conscience ; son western se fait alors représentation esthétique d’un débat politique et rhétorique dans lequel les intrigues et les relations humaines comptent pour autant de procédés d’amplification. Il trouve en l’avocate un avatar de ses convictions humanistes et communistes, puisque celle-ci prône la collectivisation des grands espaces au profit des honnêtes travailleurs, le « droit de vivre », qu’il s’agisse des éleveurs ou des Indiens, « même enfermés dans une réserve ». Le long métrage interroge donc la valeur donnée à la vie et exclut tout héroïsme au profit de fanatiques tout à la fois légitimes dans leurs revendications et aveuglés par des traditions destructrices. Dès lors, s’il y a bien une victimisation des Indiens, et une défense de leur cause, elle se déporte depuis la figure de Lance Poole vers cette tribu exilée qui fuit la réserve, faite de vieillards, de femmes et d’enfants, symbole des innocents et des opprimés. D’ailleurs, les motivations qui poussent Lance à les accueillir sur ses terres restent opaques : s’il y a bien compassion et identité commune, il ne faudrait exclure l’argument de la multitude armée apte à repousser les assauts ennemis.
Le héros, chez Mann, est toujours un antihéros destiné à l’incompréhension de son entourage et à la solitude. Nul hasard, par conséquent, si Dolan disparaît en l’espace de quelques secondes, dans un hors-champ significatif. Le dialogue entrepris entre Lance et l’avocate Orrie Masters, s’il n’est pas un dialogue de sourds, s’efforce d’accéder à une compréhension réciproque suivant l’idée que « tout dépend du point de vue » : d’un côté, ne pas savoir ce que la terre représente pour un Indien, de l’autre, s’octroyer le droit de décider de qui doit mourir ou non. La seule réponse, répétée encore et encore par l’avocate, est celle du « droit de vivre » que l’Indien apprendra, trop tard hélas ; ce cri humaniste, démenti une heure et demi durant, se teinte d’un certain fatalisme, comme énoncé non sans romantisme : « nous sommes nés cent ans trop tôt ». Ce fatalisme transparaît également lorsque le shérif fraîchement nommé affirme, après avoir collé une affiche interdisant aux Peaux-Rouges la consommation d’alcool, que « la civilisation est une grande chose ».
Un immense film au titre explicitement placé du côté du Mal, la porte du Diable devant être franchie pour arriver à Douce Prairie – qui, elle, ne prête pas son nom au long métrage. Un plan incarne cela, situé à la soixante-quatorzième minute : l’avocate court au loin avec, au premier plan, en bas de l’image, le feu ardent allumé par le jet de bâtons de dynamite.