Je sors bien moins marqué de mon deuxième film de Luchino Visconti qu'après avoir visionné Le Guépard, chef-d'oeuvre qui aura installé son réalisateur en plein milieu de mes centres d'intérêt. Si Rocco et ses frères n'a en rien démenti la maîtrise que je trouve au cinéma du maestro, dont le mouvement et le rejet des plans fixes embrasse à merveille le déroulement du temps et l'avancée nécessaire du Monde, je trouve ici un petit excès de théâtralité qui tranche clairement avec la dignité élégiaque du Guépard, personnifiée par un Lancaster magistral. Il est vrai que le comédien avait pour personnage un homme conscient de glisser tout doucement vers l'oubli, et tentant de le faire sans esclandre, avec toute la retenue et tout l'honneur possible. Ici, la jeunesse des personnages, tout comme la si proche possibilité de leur bonheur (ils sont talentueux et portés par un amour familial dont la force devrait constituer une armure imprenable) explique facilement quelques excès dans l'épanchement et la fureur ; il est d'autant plus difficile d'échouer que tout vous était promis. Cet échec dans leurs vies, l'explosion de leurs idéaux familiaux, amoureux et personnels, les personnages le déplorent donc avec exacerbation, comme dans tant de récits tragiques (le développement du récit mérite bien l'appellation, d'ailleurs) où on crie sa douleur à la face du Monde, dans un geste de défi comme pour éprouver sa propre vitalité. N'empêche, je trouve le final et le retour du personnage de Simone au bercail un peu trop larmoyant, pas dans son écriture mais plutôt dans le jeu des comédiens, excellents par ailleurs. Sans doute sent-on un peu trop l'influence de la Nouvelle Vague française et toute sa propension libertaire souvent exprimée par l'emphase. Bon, je pinaille un peu, c'est vrai, mais il me faut bien trouver des raisons à une petite déception que je dois sans doute avant tout aux attentes que Le Guépard m'avait forcé à formuler. Pour le reste, tout a été dit ; Visconti est un grand auteur, et ses forces nombreuses ; il lie tout d'abord très bien tous ses personnages dans un maillage dramatique qui les rend inter-dépendants. Très attachés, et souvent pourvus des ressources qu'il manque aux autres pour affronter les événements, les membres de ce noyau familial sont pris dans un tableau absurde qui les réunit et les sépare à la fois de distances infranchissables et destinales. Pris part à part, ensuite, les personnages sont en eux-mêmes souvent bouleversants : la mère, possédée par le rêve qu'elle imagine pour ses fils, les aime sans condition aucune, mis à part celle qu'ils continuent à respecter le caractère sacré qu'elle donne à sa famille (elle se distancie de Ciro, qui rejette Simone). Elle est, en fait, aliénée par un amour hors de tout contrôle, qui ne s'occupe même plus de son objet, c'est-à-dire de savoir si ses fils le méritent, mais gonfle de lui-même sans plus aucune clairvoyance et se donne simplement à celui qui l'acceptera sans condition. Le petit Luca, bien que plutôt secondaire, est aussi touchant, gamin privé d'une cellule familiale confortable et idyllique et obligé de recoller par lui-même les morceaux. Ciro est le contre-point à l'idéalisme de sa mère et de son frère Rocco, préférant rester fidèle à ses principes qu'à sa famille, ayant sans doute compris que la famille n'existe plus vraiment si les principes qu'elle doit porter sont bafoués. Vincenzo, plus en retrait, suit la marche de l'existence en donnant le préférence à la propre famille qu'il est en train de fonder, sans jamais oublier celle qui l'a vu grandir. Il est sans doute l'image, un peu lâche en apparence, de celui qui prend ses distances pour ne pas trop s'impliquer et continuer à vivre selon le plein droit qu'il en a. Seul Simone, bestial et (auto-)destructeur, parait un peu sacrifié sur le plan de l'émotion, mais il fallait bien ses excès impardonnables pour questionner profondément les limites de l'amour fraternel et le droit qu'il a sur les hommes. Rocco, enfin, peut agacer un moment par son sens du sacrifice sans faille, mais cela ne tient pas bien longtemps. Visconti, en effet, se sert du charisme de Delon comme personne après lui, multipliant les gros plans pour en faire une figure christique, qui cherche le spectateur du regard, comme pour prendre Dieu à témoin. Le plus beau personnage, quoi qu'il en soit, demeure Nadia, jouée par une Annie Girardot incandescente de beauté et de constance dans son évolution. En apparence cynique, elle réapprend à vivre avant de se voir bafouée à nouveau. La scène entre elle et Rocco au sommet de la cathédrale est un sommet d'émotion, et condense en un point d'éclatement la destinée de tous les personnages dans ce qu'elle a de plus meurtrier. Le tout est porté par la musique de Nino Rota, et le sens historique toujours aussi aiguisé de Visconti, qui en re-contextualisant le film dans une époque et une problématique sociale, ouvre sur toutes les autres en dressant un fabuleux miroir de la vie des hommes face à l'immensité du Monde et aux bouleversements qu'il leur inflige sans cesse.