Attention, cette critique dévoile des éléments essentiels de l'intrigue.
Certains synopsis orientent naturellement une mise en scène; quand on lit celui de "Rocco et ses frères", on imagine plutôt un film naturaliste qui prendrait acte des souffrances de ses protagonistes. Tout en faisant le constat d'un malaise et d'une misère sociale éprouvés par cette famille du Sud qui arrive à Milan pour y rejoindre l’aîné Vincenzo – la scène qui suit l'ouverture à la gare, en donnant une saisissante impression d'un espace hyper compressé, dit tout de la haine entre gens du Sud et ceux du Nord –, Visconti déploie une mise en scène lyrique, même opératique par instants, pour raconter cette tragédie familiale et sentimentale. L'équilibre de la famille Parondi tient à l'amour qui unit tous ses membres, avec en tête une mère protectrice qui prend toujours la défense de ses fils et se refuse à les voir fâcher; parmi ses enfants, Rocco possède le même état d'esprit malgré les sentiments qu'il partage avec son frère Simone pour la belle Nadia. Tandis que Simone apprend que Rocco et Nadia se voient discrètement le soir, sa jalousie éclate lors d'une séquence littéralement déchirante dans laquelle il viole Nadia puis se bat longuement avec Rocco. Comment rétablir l'équilibre quand deux cœurs sont attirés par un troisième – fatal dénominateur commun ? Un geste pourtant, sublime et bouleversant, aurait pu changer l'issue : dans une scène sur le dôme de Milan où la succession de gros plans et une caméra qui finit par s’élever au-dessus des personnages confèrent une intensité dramatique phénoménale, Rocco annonce à Nadia qu'il la quitte. Mais n'aimant pas Simone, la jeune femme rend le sacrifice vain. Alors commence une véritable descente aux enfers pour Simone, qui arrête la boxe, se met à flamber son argent et s'obstine à entretenir Nadia tout en sachant qu'elle ne veut pas de lui. Dans une dernière partie inoubliable, le sort est scellé dans un montage alterné qui fait date dans l'histoire du cinéma : le combat victorieux de Rocco dévoile un des rares instants de bonheur du personnage tandis que, dans le même temps, Simone tue Nadia à coups de couteau. Debout contre un poteau, les bras écartés, sa mort est amorcée dans un mouvement de crucifixion; elle doit autant au désespoir de Simone qu'au choix du "saint" Rocco – c'est le mot employé par Ciro –, qui a cru faire le bonheur de son frère en quittant Nadia : erreur irrémédiable d'un homme qui s'est trompé à force de toujours vouloir faire le bien. Avec l'assassinat de Nadia et la division de la famille Parondi, la tragédie est accomplie mais la fin reste pourtant ouverte : entre un avenir à Milan dans une ville dynamique qui offre du travail et un retour aux sources, les frères Parondi feront leur choix.