C’est avec Jean-Louis Trintignant et Irène Jacob dans les rôles principaux que Krzysztok Kieslowski termine sa trilogie sur les valeurs républicaines. Conformément aux deux films précédents, la couleur citée dans le titre est très largement présente. Le rouge est souvent qualifié d’agressif, aussi je me suis demandé si le cinéaste n’avait pas gardé cette dernière couleur pour conclure sa trilogie sur un ton plus agressif, tout du moins plus percutant. Il s’avère que le rouge a beau être omniprésent, il ne parait jamais agressif, Kieslowski utilisant des objets que nous avons l’habitude de voir au quotidien : store de cafés, feux des véhicules, chaises… Je ne sais pas si ça a un lien de cause à effet, mais le fait est que le ton de ce troisième volet est le moins percutant des trois films. Au contraire de ça, il a tendance à mettre mal à l’aise le spectateur par une ambiance lourde, imprimée sur un rythme très lent. Pire, le temps semble se ralentir encore dès lors que nous entrons dans l’antre du juge retraité Joseph Kern. Conséquence, l’ennui pointe le bout de son nez, d’autant qu’on a du mal à comprendre comment on peut rester à discuter avec quelqu’un d’aussi cynique, faisant perdre à mon sens pas mal de crédibilité à cette histoire. Ce qui me fait dire que ce "Rouge" est le moins bon des trois films. Malgré tout, cette ambiance lourde est également envoûtante, suffisamment en tout cas pour savoir comment vont tourner les choses. Il faut dire que l’air de rien, à côté de cette croisée de destinées entre le vieux juge et le jeune mannequin Valentine (Irène Jacob), il s’en dessine une autre entre celle-ci et un autre homme. Ils sont voisins mais ne se connaissent pas. Ils ne logent pas dans le même immeuble mais habitent le même quartier. Quand l’une s’en va, l’autre rentre quand ce n’est pas l’inverse. Au cours de leurs pérégrinations, ils ne sont jamais loin l’un de l’autre, mais jamais en face l’un de l’autre. On sent que le cinéaste prend tout son temps pour les faire se rencontrer, mais vont-ils seulement se rencontrer un jour ou l’autre ? Kieslowski y est pour beaucoup dans sa façon de filmer, avec ses plans millimétrés entre ombre et lumière. Aucun de ces trois personnages n’y échappe du reste. Toujours est-il que cette question a tendance à prendre le pas sur l’évolution des deux personnages principaux. De ce fait, on perd plus ou moins de vue la notion de fraternité, valeur qui ne sera d’ailleurs jamais prononcée, contrairement à "Bleu" et "Blanc". Alors que Kieslowski semble se perdre dans les tourments méandreux de la psychologie humaine avec semble-t-il un brin de poésie ("Le cercle des poètes disparus" sera d’ailleurs évoqué), il maîtrise quand même le maniement de sa caméra. En témoignent les travellings effectués pour passer d’un endroit à un autre, d’une personne à une autre, ou pour terminer ses plans sur des objets anodins, comme le verre cassé au bowling. Ah ce verre cassé et laissé seul pour compte… une symbolique au propos tenu ? Un parallèle avec le plan qui viendra plus tard sur ce vieux juge au crépuscule de sa vie, ce plan qui fixe l’homme entre deux troncs d’arbre ? En attendant que l’histoire se décante enfin, la qualité artistique et technique du réalisateur parvient à meubler un scénario erratique. Et c’est juste au moment où on n’y croit plus vraiment, qu’on ne sait plus trop où il veut en venir, en bref que l’ennui se fait le plus sentir, que la tension monte enfin, certes formidablement orchestrée Zbigniew Preisner, lequel signe encore une fois une très belle musique. Il était temps, parce que nous en sommes arrivés à la première heure, Kieslowski semblant se rappeler subitement ce qu’il était venu filmer. Que ça plaise ou non, cela permet de mieux surprendre le spectateur par des destinées qui se répètent, et par la scène finale où tous les personnages principaux sont réunis à l’écran les uns après les autres, juste histoire de faire triompher l’air de rien les valeurs républicaines, lesquelles prennent une dimension plus humaine. Point de vue acteurs, il n’y a pas grand-chose à dire car il n’y a rien d’extraordinaire, même s’ils jouent plutôt bien le coup, y compris Jean-Louis Trintignant qui, pour moi, constitue la grosse erreur de casting. Ce qui me fait dire ça ? Il transpire l’école d’art dramatique à l’ancienne dans sa façon de faire, tant au niveau de son évolution que de sa façon de parler. Il en ressort certes un homme ravagé par ses expériences passées de citoyen et de juge en le dotant d’une psychologie certes crépusculaire mais bien trop monolithique. Il n'en reste pas moins une belle trilogie très intéressante à découvrir, et si possible dans l'ordre (à cause du final de "Rouge").