Avec "Twin Peaks – Fire Walk With Me", David Lynch prolonge la série d'une manière qui peut sembler inutile, puisque le film montre surtout ce que l'on sait déjà et n'apporte pas grand-chose au niveau de l’intrigue, si ce n'est quelques mystères supplémentaires, mais cet addendum est malgré tout fort recommandable pour les fans étant donné que, en plus de servir de prequel, il explicite la fin de "Twin Peaks". Par-dessus tout, il est le moyen pour Lynch de redéfinir complètement son univers en instillant une ambiance différente, avec moins de personnages – nul besoin de rappeler que ce qui a fait le succès de la série est avant tout la galerie de personnages excentriques –, des lieux différents ou filmés sous de nouveaux angles, d’autres teintes (couleurs chaudes à la place des tons froids de la série) ou encore un nouveau format d’image. En fait, tout tourne cette fois autour du personnage de Laura Palmer, laissant peu de place pour développer les personnalités de ses compagnons, ce qui implique certaines relations à peine esquissées. On peut même se demander si quelqu’un qui n’aurait pas vu la série serait capable de comprendre le long-métrage. Cela dit, pour ceux qui l’ont vue juste avant, le changement d’atmosphère peut être si déstabilisant qu’il peut nuire à l’appréciation du film, ce qui est d’autant plus dommage que Lynch a fait beaucoup d’effort pour qu’il se distingue de la série et forme un tout cohérent. Tout d’abord, la première demi-heure est tout à fait inattendue et géniale, présentant une enquête antérieure d’un an et faisant écho à l’épisode pilote. L’ambiance est d’emblée différente et ne rend pas la transition aisée, mais avec le recul, cette partie est prodigieuse et virtuose. La suite est moins accessible, puisqu’on est plongé dans un Twin Peaks qu’on redécouvre, privé d’une bonne partie de ses lieux emblématiques (l’Hôtel du Grand Nord, le bureau du shérif, la scierie, la station-service…) et habitants notables. De ce fait, la ville perd un peu de son charme, mais cela n’empêche pas l’intrigue de devenir passionnante. À vrai dire, bien que la Loge Noire restait un lieu plein de mystères à la fin de la série, on se posait peu de questions sur la semaine précédent le meurtre de Laura Palmer puisque de nombreux indices avaient déjà été disséminés au cours des épisodes, mais Lynch invente ici de nouveaux enjeux en élargissant sa mythologie, d’où l’émergence de nouvelles interrogations et un regain d’intérêt. Cela permet donc au film de trouver son identité propre et d’être perçu comme une œuvre à part, œuvre d’autant plus intrigante, que les scénaristes donnent finalement peu de réponses. Ainsi, au lieu du film choral qu’on aurait pu voir si le réalisateur avait inséré les nombreuses scènes avec les personnages habituels, on obtient un mélodrame onirique se focalisant sur le parcours d’une jeune femme vivant une descente aux enfers. Peut-être aurait-il été plus accessible s’il avait duré une heure de plus, et même plus consistant pour quelqu’un qui aurait vraiment voulu découvrir de nouveaux éléments sur l’univers de "Twin Peaks" – il est à ce titre intéressant de lire le scénario original –, mais si on oublie le contexte initial, il devient bouleversant et acquiert une stature plus importante. Sheryl Lee est ainsi aussi parfaite en Laura Palmer qu'elle l'avait été en Maddy Ferguson. Resplendissante, elle éclipse tous les autres et porte le film sur ses épaules. En revanche, Moira Kelly est moins convaincante, tant la personnalité qu'elle incarne est éloignée de celle de Donna Hayward telle qu'elle était présentée dans la série. On retrouve aussi certains rôles secondaires, pas toujours très bien utilisés mais qui font en général plaisir à voir (Peggy Lipton, Eric DaRe, Catherine E. Coulson, Julee Cruise…), même si Kyle MacLachlan n’est plus aussi engageant, comme s’il ne croyait plus au projet.
En fin de compte, "Twin Peaks – Fire Walk With Me" est un film beau, intelligent et surtout souvent bouleversant (cf. les yeux baignés de larmes de Laura Palmer, personnage en tout point magnifique), qui a pour double handicap de succéder à une série culte et d’être le premier volet d’une trilogie inachevée – il donne des pistes pour la suite mais on ne peut qu’imaginer celle-ci –, une œuvre un peu à part dans la filmographie de David Lynch. On retiendra surtout une séquence inoubliable, celle se déroulant à la Taverne, débutant par l’interprétation de "Questions In A World Of Blue" par Julee Cruise et se terminant par une soirée alcoolisée rythmée par une musique hypnotique et sensuelle, soit la méthode de Lynch pour mêler tristesse et érotisme, procédé qu’il appliquera plus tard dans "Mulholland Drive".