Reprenant définitivement la main sur sa série, dont la production avait hâté la fin contre son désir de la poursuivre, David Lynch achevait une bonne fois pour toute Twin Peaks avec Fire Walk With Me, un film si marqué par ses obsessions qu'aux présences démoniaques que son intrigue continue de creuser semble se mêler l'ombre du réalisateur lui-même. On attendait, à l'époque, une conclusion au romantisme échevelé, certes marquée par la folie propre à Lynch mais non sans une portée plus simplement percutante, celle d'une tragédie puissamment émouvante dont Laura semblait être la figure toute trouvée. On s'attendait à un climax progressif, la conclusion à rebours d'une histoire longue de trente épisodes dont tous les nœuds dramatiques devaient se dénouer pour éclater en une émotion limpide et orthodoxe derrière les mystères qui la sous-tendent, comme la révélation, derrière les arcanes impénétrables de Twin Peaks et de Laura Palmer, d'un cœur accessible, qui à défaut de se livrer totalement, laisserait le spectateur l'étreindre. Mais Lynch n'avait visiblement aucune envie de simplicité et d'un final à faire pleurer dans les chaumières. Tout ce qu'on attendait est là, mais dans une version froide au glauque impitoyable, un décalque chirurgical qui en offrant la dramaturgie espérée tout en gardant une certaine distance avec elle, semble nous tendre un miroir, comme en mettant le spectateur au défi de retrouver dans le long-métrage l'esprit de la série, et d'y puiser, de façon quelque peu sadique, la même émotion qu'à l'ordinaire. Twin Peaks version petit écran tenait en équilibre grâce à son humour hystérique et kitsch, qui maintenait en équilibre la balance de l'horreur et du rêve et tenait le récit à distance, comme on tiendrait à bout de bras un livre effrayant et tragique dont on espère tirer des sensations sans jamais les éprouver vraiment. Avec Fire Walk With Me, fini ce genre d'entrée réservée, de séjour trois étoiles : l'histoire de Laura Palmer, vous la vouliez et vous l'aurez, dans sa version la plus à vif, dans sa version inside Laura Palmer. L'onirisme de la série n'est plus, et du cauchemar qui se trame à l'écran, on ne peut plus s'en préserver simplement en se rappelant qu'il n'est qu'un simple rêve. Les cauchemars, désormais, sont ceux d'un seul personnage, ceux de Laura, et ils ont une réalité d'autant plus pétrifiante qu'on comprend, en les voyant de si près, qu'on s'est servi de leur version bénigne pour se divertir, pendant que Laura, elle, les vivait réellement. Le monde de Twin Peaks est ainsi renversé : dans la série, tout tournait autour de Laura, ici, c'est du point de vue d'une Laura confinée à elle-même et à son funeste destin qu'on découvre cette bourgade dont on se rend compte qu'on a rien connu. Les décors se découvrent selon de nouveaux points de vue, les personnages récurrents du show entrent et sortent du récit comme de vulgaires satellites, isolant Laura dans sa terrible réalité. La longue introduction aux côtés de nouveaux personnages, d'ailleurs, annonçait déjà la couleur : cette première demi-heure répliquait dans ses nouveautés les anciennes bizarreries du show, mais sans en rire une seconde. Tous ces petits nouveaux auraient très bien pu enrichir la série, mais on comprend très vite qu'on a ici affaire qu'à une version dévitalisée, ou plutôt ramenée à la réalité brute et sans vernis. Ce parti pris choisi, Lynch s'engouffre à nouveau dans un dédale psychologique qui sait reprendre les éléments fantastiques du show en les ré-arrangeant comme des édifices mentaux dans un grand vortex intérieur où se mêlent pureté et salissure, amour et désespoir. Les événements, déjà explicités dans la série, déroulent leur banalité glauque, et le film se donne comme à regret des airs d'une paraphrase inutilement voyeuse, se recentrant progressivement sur une gravité de requiem et le retour au pouvoir du mystère tel qu'on l'avait connu chez Lynch bien avant la série : d'un gouffre indistinct de sentiments emmêlés et d'excroissances tentaculaires. Je dois bien l'avouer malgré tout, je rêve encore avec mélancolie du film que j'espérais, de cette résurgence fantomatique de la série, d'un grand moment d'émotion échevelée et libératrice. Mais ce parti pris du retour à une réalité douloureuse n'en est pas pour autant contestable, loin s'en faut.