Il apparaît plutôt difficile, à 'heure actuelle, de poser un jugement analytique ou même (pauvrement) critique sur un film antérieur aux années 30, pour ne pas dire 40, tant il est courant de ne voir du film qu'une version au mieux amputée, au pire remontée de manière hasardeuse et erronée. Aussi n'est-il pas étonnant de voir mentionnées sur le net des versions de ce fabuleux 'Gribiche' de Feyder de 1h30 ou 1h53, puis de voir sur une chaîne publique de la télévision française une version restaurée (par la Cinémathèque française, qui a longtemps eu des méthodes de conservation des films fort discutables) de 2h05, supposée, d'après les cartons introductifs, la plus fidèle à la volonté du cinéaste lui-même (mais mieux vaut rester prudent face à ces cartons insérés des décennies après le montage, il est très courant de devoir faire face à une erreur d'appréciation). Quoiqu'il en soit, la version de 2h05 restaurée par la Cinémathèque française laisse entrevoir une extraordinaire maîtrise de ce qu'il convient d'appeler "la grammaire cinématographique", les cartons ponctuant harmonieusement le long métrage, et les images mêmes faisant office de discours, remplaçant les mots en les illustrant (la séquence "1er rebondissement" de la rencontre de Gribiche avec la femme riche qui amène l'adoption) faisant office dans un premier temps d'une espèce de leitmotiv, puis, "variation autour du même thème" (incroyablement étonnante pour l'époque, il me semble bien), se modifie de plus en plus grossièrement à mesure que la "bourgeoise" enjolive l'histoire pour en faire une légende. Et c'est alors un discours structuré par l'image qui se met en place, Feyder soulignant (si tel avait été en effet son découpage initial) que ce qui entraîne l'histoire n'est pas tant les mots que l'image (et donc l'imagerie, soit l'imaginaire) qu'ils peuvent véhiculer. Si l'on admet donc cette version restaurée de 2h05 comme la version souhaitée par Feyder (ce qui m'étonnerait beaucoup, mais simplifions la question pour ne pas faire trop long), le réalisateur questionne directement la nature de l'image non comme représentation du monde réel, ou du moins empreinte au réel (théorie très courante depuis les vues Lumière), mais comme illustration subjective d'une pensée sinon de mots. En extrapolant, nous pourrions ainsi en déduire que la subjectivité de l'image cinématographique (mais aussi photographique, les deux arts étant intimement techniquement liés) lui est inhérente, puisque le cadrage (comme délimitation rectangulaire en abscisse et en ordonnée d'un espace géographique), l'angle de la prise de vues (plongée, contreplongée ou à hauteur d'homme) ainsi que l'échelle des plans, parmi tant d'autres facteurs propres à la mise en scène, sont par nature expression de l'opinion, du regard, et donc de la subjectivité du sujet filmeur. Outre la question du regard, travaillée notamment à travers les nombreux raccords regard (quand le petit Gribiche est dans une calèche, sur le manège, par exemple, se met en place une esthétique du mouvement presque métaphorique en regard du reste du film), et de très discrets mais très efficaces montages alternés (la séquence de bal finale, notamment, instaure un certain suspense), ce Gribiche de Feyder est très vraisemblablement un monument du cinéma français muet des années 20.