Mythe intemporel du septième art, chef d’œuvre du fantastique américain, « blockbuster » des années 1930, membre éminent des pionniers cinématographiques mettant en scène des monstres terrifiants, la toute première apparition sur grand écran du gorille le plus connu au monde peut être qualifiée de mille manières.
A la sortie de King Kong, en 1933, le public a déjà pu découvrir des tableaux préhistoriques au cours desquelles s’ébattaient des monstres antédiluviens : Le Golem et son automate géant (1920), Les Nibelungen et son légendaire dragon (1924), ainsi que Le Monde perdu et ses dinosaures (1925). Mais la découverte de cette créature simiesque gigantesque, plus proche de l’homme que du singe et régnant sur une île à l’atmosphère mystérieuse, marqua durablement l’esprit de millions de spectateurs. Et ainsi vit le jour l’un des mythes les plus incontournables du cinéma, une icône populaire aux remakes nombreux et encore d’actualité près d’un siècle plus tard, grâce à une idée de Merian Caldwell Cooper, l’un des deux réalisateurs, avec Ernest B. Schoedsack. Ce dernier vient de signer deux films d’aventures horrifiques, dont Les Chasses du comte Zaroff, qui compte dans ses rangs Fay Wray, l’actrice aux cheveux d’or qui charmera le roi de Skull Island l’année suivante.
Mais quinze ans plus tôt, en 1918, les deux hommes, qui ne sont pas encore réalisateurs, sortent sonnés de la Grande Guerre. Ernest Schoedsack a filmé l’horreur dans la boue des tranchées tandis que Merian Cooper, héros de l’aviation américaine, sérieusement brûlé, est sorti d’un camp de prisonniers. Tous les deux se rencontrent la même année à Vienne, capitale autrichienne alors occupée par une Triple-Entente victorieuse, et réalisent leur premier film en commun, Grass, en 1925. Après la sortie des horrifiques Chasses du comte Zaroff par Schoedsack en 1932, Merian Cooper retrouve son vieil ami à Londres, où naît le projet qui va les lier pour la vie. Complètement folle pour l’époque, cette épopée nécessite un important budget de production et l’invention de nouvelles techniques d’animation.
A ce titre, le travail considérable et inédit opéré par le superviseur des effets spéciaux, Willis O’Brien, et son équipe (déjà à l’action sur le plateau du Monde perdu de 1925), donne lieu à des innovations éblouissantes, construisant nombre de modèles réduits articulés et bâtissant des parties de Kong grandeur nature, respectant ainsi des dimensions de l’ordre de quinze mètres de hauteur avec un effort incroyable sur les expressions faciales, miroirs de ses émotions qui offrent une vision anthropomorphique du géant simien. Avec ses fascinants effets-spéciaux en pâte à modeler et sa profonde maitrise des effets de trucages (animation en volume, surimpression), qui représentent plus de 90% du film, King Kong est un chef d’œuvre d’inventivité réalisé avec des moyens assez rudimentaires comparés à ceux de notre époque, mais colossaux au regard de la période dans laquelle il a vu le jour. Ainsi, le budget final de production atteint presque la somme astronomique de 700 000 dollars, un record pour l’époque, dépassant de 80% l’enveloppe initialement prévue.
Le budget de King Kong est effectivement important, permettant ainsi d’utiliser l’animation image par image de modèles réduits et toutes les techniques imaginables de superposition et de transparence. Suivant les scènes, les réalisateurs utilisèrent un King Kong de différentes tailles, le plus grand mesurant soixante-dix mètres. Mais au-delà de sa prodigieuse performance en matière d’effets spéciaux, le film se démarque également des autres longs-métrages de son genre et de son temps par le rôle prépondérant accordé à la créature qui orne son affiche.
King Kong, contrairement au Monde perdu qui présentait une foule d’animaux et de dinosaures sans jamais vraiment sublimer l’un ou l’autre, confère au gorille une place de choix, celle du rôle-titre et d’acteur principal. Il faut dire que face à lui, le reste de la distribution fait pâle figure et aucun personnage ne suscite l’intérêt, faute d’exploitation suffisante.
Une autre caractéristique novatrice et épatante réside dans le tableau physique du personnage central. Bien que son apparence première soit celle d’un singe, cette première version de King Kong se tient debout, de manière anthropomorphique, et témoigne d’une certaine intelligence, d’une capacité de raisonnement et de la perception d’une palette d’émotions. Ce choix provient directement de Willis O'Brien en personne, qui veut en faire un « homme-singe » plus qu'un véritable gorille. Sa taille varie durant le film : on peut l'estimer à 6 mètres dans l'île, un peu plus de 7 sur les scènes se déroulant à New York et presque 20 en haut de l'Empire State Building.
Au thème du Monde perdu et de ses créatures effrayantes vient se greffer le mythe de La Belle et la bête dans un script co-écrit par la femme de Schoedsack, Ruth Rose, qui sent l’exotisme et l’aventure. Ainsi, au centre de cette expédition à haut risque sur une île mystérieuse, visant d’abord à débusquer une créature monstrueuse, un cauchemar effroyable, c’est aussi l’histoire du désir, aussi déstabilisant que touchant pour le spectateur, d’un représentant de la famille Hominidé pour un autre, bien qu’ils appartiennent tous deux à deux genres différents (Homo et gorille). Cette référence scénaristique atteint son paroxysme dans l’un des épilogues les plus connus du septième art, et à travers une réplique non moins célèbre provenant de la bouche de Dunham : « « Ce n'étaient pas les avions, mais la Belle qui a tué la Bête ».
Le décor du long-métrage Rois de rois (1927) qui représentait Jérusalem, devenu celui de « Skull Island » et de son village fortifié en 1933, est réutilisé une dernière fois en 1938, pour Autant en emporte le vent. En effet, il fait partie des décors d’anciens films que George Cukor a brûlés pour simuler l’incendie d’Atlanta. Les réutilisations de décors sont déjà monnaie courante dans le cinéma, mais il s’agit le plus souvent pour les productions de série B (films à budget réduit) de réutiliser les décors de films précédents. C’est certainement plus rare pour des grosses productions comme King Kong, mais à l’époque, rien ne se perdait, et on réutilisait les costumes et les décors utilisés pour des films précédents.
Bien qu’étant située sur une île exotique, l’intrigue de King Kong ne passe pas pour autant à côté d’une approche sociologique et économique de la situation américaine en plein milieu de la Grande Dépression. Ainsi, à travers les portraits d’un producteur au bord de la faillite et d’une jeune artiste au chômage, c’est la peinture d’une Amérique troublée par la pauvreté et la crise qui apparait en filigrane. Ce tableau est également présent dans la suite réalisée la même année par Ernest B. Schoedsack, Le Fils de King Kong, un échec commercial qui a souffert de l’ombre provoquée par le succès récent de son prédécesseur, d’un budget bien plus limité et d’un ton plus familial qui a surtout attiré un jeune public.
Pour sa première sortie mondiale, le 7 mars 1933, King Kong est projeté à New York devant une foule immense, trois semaines avant qu’Hitler ne prenne les pleins pouvoirs. Malgré sa classification dans le registre du film horrifique de monstres, un genre méprisé à cette époque et encore à la nôtre, son succès a été aussi grand qu’immédiat. Et pour preuve que ce triomphe ne s’est jamais démenti, ce long-métrage fait partie de la Liste du British Film Institute des 50 films à voir avant d'avoir 14 ans. Aujourd’hui, il est devenu une référence en matière de progrès des effets spéciaux au cinéma, le berceau d’un mythe populaire et purement cinématographique, King Kong, le roi de Skull Island maintes fois repris depuis cette première apparition mémorable par Hollywood, et même par le cinéma japonais dans les années 1960.
Néanmoins, quelques légers bémols sont à noter mais n’altèrent en rien la qualité intemporelle de ce chef d’œuvre : un film à la durée trop courte qui ne permet pas de faire naître une réelle tension, ainsi qu’une galerie de personnages fade et inexploitée couronnée par un village indigène plutôt ridicule. Mais en dépit de ces minces reproches, cette première version de King Kong mérite sa place au rang des plus grands longs-métrages, l’élite de ceux qui ont crée un mythe pour des générations de spectateurs.