Qu’il faut être aveugle pour ne pas célébrer la beauté d’une mise en scène en constant mouvement, pourvue de cette fluidité qui fait la patte de son cinéaste ! qu’il faut être sans cœur pour résister aux tribulations amoureuses de ce trio au destin tragique ! qu’il faut être sourd pour ne pas entendre, derrière les accents des acteurs japonais, la musicalité d’une langue qui se révèle au contact d’une autre, française cette fois, bien plus dissonante ici en ce qu’elle en correspond pas à celle attendue !
La mise aux oubliettes du film Yoshiwara par nombre de critiques repose certainement sur un souci de rassemblement derrière de beaux titres, associés souvent à de grands auteurs adaptés – Zweig et sa Lettre à une inconnue, Maupassant dans Le Plaisir etc. Le roman de Maurice Dekobra dont est tiré le présent long métrage est, en effet, qualifié de « roman de gare » ; il n’empêche que son adaptation lui confère une grâce nouvelle, une puissance dramatique que sert à chaque instant la mise en scène de Max Ophüls, visiblement inspiré par le cinéma japonais et, notamment, par son âge muet : ses gros plans sur des visages, ses plongées et contreplongées sur des personnages isolés ne sont pas sans rappeler certes l’expressionnisme allemand et français, mais également Le Journal de voyage de Chuji (Daisuke Itō, 1927). En qualité de cinéaste européen soucieux d’explorer les cultures, Ophüls croit en la force de l’image et opte pour une épure japonaise qu’il francise à l’aide de dialogues très romanesques.
Il livre ainsi une œuvre aussi hybride que les couples qu’il forme, ramassée et pourtant animée par une authenticité qu’il creuse, de façon paradoxale, en revendiquant l’artifice : les décors sont issus de studio, la langue prédominante est le français, l’intrigue est celle d’une pièce de théâtre – n’oublions pas que le cinéaste a commencé dramaturge. Les personnages n’ont de cesse de faire les acteurs, de changer de rôles, de recourir à l’imaginaire pour habiter un monde en guerre : l’espionnage devient alors une métaphore pour désigner la duplicité généralisée, qu’Ophüls investit avec un sens du mélodrame poignant – en témoigne la séquence de voyage immobile entre la geisha et l’officier russe, bijou de réalisation qui se décline dans toute sa filmographie. Yoshiwara, non pas ratage, mais chef-d’œuvre injustement malaimé qu’il convient vite de réhabiliter.