Historiquement, ‘’High Sierra’’ est un titre très important. Le film va en effet à lui seul polariser la carrière d’un acteur : Humphrey Bogart. D’une part, il s’agit pour lui de son premier grand rôle au cinéma : celui de ‘’Mad Dog Earle’’. D’autre part, le film le propulse en tant que star de la Warner à la suite de son succès commercial et critique (il s’assoit ainsi à la table des grands acteurs mafieux, aux côtés de Paul Muni, James Cagney, Edward G. Robinson et George Raft). Enfin, tourner dans le film lui permis de faire une rencontre décisive : celle du scénariste (et futur réalisateur) John Huston qui lui confiera plusieurs rôles marquants. Mais, au-delà de son interprète certes très habité, ‘’High Sierra’’ offre de véritables qualités cinématographiques qu’il ne faut pas ignorer. Normal, comment cela aurait pu en être autrement au vu de son casting (Bogart mais aussi Ida Lupino), de ses scénaristes (Huston mais aussi Wiliam Riley Burnnett, l’auteur des romans ‘’Little Caesar’’ et ‘’The Asphalt Jungle’’, ce dernier roman sera d’ailleurs adapté par Huston en 1950) et son immense réalisateur Raoul Walsh ?
Libéré, le célèbre gangster Roy Earle décide de participer à un dernier gros coup.Vieillissant, Roy cherche aussi à se ranger et trouver une vie normale. Pourrait-il trouver la rédemption avec la jeune Velma, dont est amoureux Roy ?
A l’heure actuelle, quand on pense aux films de gangsters, les noms de Coppola et de Scorsese viennent tout de suite à l’esprit. Pourtant, ce serait oublier que le genre connaît son apogée dans les années 30. Apogée qui va décliner au profit du film noir, où l’on suit plutôt des figures de la loi. Ce constat peut-être souligné par l’année 1941 et les deux films qui révèlent Bogart. D’abord gangster sur le déclin dans ‘’High Sierra’’, Bogart passe du bon côté de la loi dans ‘’Le faucon maltais’’, entérinant le déclin de la figure du gangster (avec il est vrai un retentissant sursaut avec ‘’L’enfer est à lui’’ toujours de Walsh). Quoiqu’il en soit, la Warner s’était fait une spécialité de ce genre de films. Dans cette série de films il faut se demander pourquoi ‘’High Sierra’’ sort du lot. En effet, ce film n’est pas comme les autres ; et n’a rien à voir par exemple avec un ‘’Scarface’’ (Howard Hawks, 1932). Il parvient à entremêler deux ingrédients poussés ici à leur paroxysme : l’efficacité et la beauté. Pour l’efficacité, on ne saurait être surpris : n’est-ce pas le point fort du cinéma américain ? Toute cette série de films de gangster marquait les esprits grâce à leur pugnacité. Rien ne saurait mieux le représenter que Raoul Walsh et son travail. Il parvient notamment à insuffler du dynamisme et du punch à un scénario qui, on le verra, insiste davantage sur la description d’un homme que sur l’action. ‘’High Sierra’’ en dépit de quelques lenteurs surprend par de grands moments de nervosité. Pour faire naître un sentiment de malaise, Walsh concile classicisme et modernisme. Le classicisme, il peut s’incarner par exemple dans son montage ou encore ses jeux d’ombre (un plan fait immédiatement penser à l’ouverture de ‘’Scarface’’ :
quand un traître tire sur Bogart, Walsh préfère filmer l’ombre du tireur ce qui renforce l’angoisse
). Le classicisme c’est aussi ce braquage, très vite expédié (car n’occupant qu’une place secondaire finalement). Et le modernisme, il s’incarne dans l’époustouflante fin du film.
Offrant d’abord une course-poursuite en voiture fiévreuse au possible, ‘’High Sierra’’ se conclue par une fusillade au pied du Mont Whitney. La scène est d’autant plus efficace qu’elle s’avère tristement crédible
; Raoul Walsh ayant voulu tourner tout le final en décors naturels.
Rude et réaliste, ce final n’est pas simplement prenant, il est aussi à l’image de tout le film, d’une triste beauté
. Tant d’éléments participent à magnifier ce film. D'abord, il y a le sujet en lui-même. ‘’High Sierra’’ sort du lot grâce à sa description du personnage Roy Earle. Nous ne sommes plus face à l’ascension d’un jeune homme (comme Tony Camonte) qui va connaître une gloire éphémère à la suite de ses méfaits. Earle est déjà un homme d’âge mûr. Earle est déjà très célèbre dans son milieu. Et enfin, Earle est lassé de toute cette activité. C’est une légende qui aspire simplement à une vie normale : il cherche à rentrer dans le moule de la normalité. Mais il n’y a pas de surprise. John Huston étant le scénariste, le film est traversé par cette idée d’échec.
Velma ne l'a jamais aimer, ce qui pousse Earle sur la voie définitive du crime
. La beauté du film, elle s’ancre aussi dans l’entourage d’Earle.
Ne trouvant pas sa place aux côtés de Velma et de sa famille
, Earle ne trouve un semblant de réconfort qu’auprès de deux losers : Marie (la grande Ida Lupino) qui n’arrive pas à trouver sa place comme Earle et le chien Pard que recueillera Earle (les deux lui seront fidèles jusqu’à la fin). En ce sens, ‘’High Sierra’’ ellipse l’archétype du genre qu’est l’ascension et se focalise surtout sur l’échec. C’est une œuvre à la beauté pathétique où les personnages principaux fuient sans cesse, sans trouver la moindre échappatoire. Ils sont les premiers représentants du cinéma de John Huston : des parias, des perdants désespérés.
Dès lors, la mort dans les dernières minutes devient source de liberté
. Tout cela pourrait paraître outrageusement anxiogène. Il n’en est rien grâce au plus gros point fort du film : l’environnement et les décors. Une nouvelle fois, ‘’High Sierra’’ se distingue de la masse de films de gangster de l’époque. Principalement axé sur la prohibition, le film de gangster est un genre souvent urbain. De ‘’L’ennemi public’’ (William Wellman, 1930) à‘’Scarface’’, la ville de l’automobile et des abattoirs Chicago est partout. Noire et poisseux, Chicago est une ville monstrueuse qui broie et étouffe les héros (en l’occurrence plutôt anti-héros). Tout le contraire de ‘’High Sierra’’. Et si ‘’La Grande évasion’’, le titre français du film n’était pas aussi stupide que ça ? Et si, la grande évasion, c'était celle qui consiste à s’échapper de ces gigantesques villes champignons ? Loin des gratte-ciels, du bitume, des salles enfumées, ‘’High Sierra’’ offre une évasion vers ces grands espaces. Les arbres remplacent les immeubles et le soleil écrase la nuit, dans laquelle aime se réfugier habituellement les gangsters. Le genre phare des Etats-Unis, le western, n’est pas loin : cette impression est renforcée lorsqu’on sait que Walsh réalisera sept ans plus tard ‘’Colorado Territory’’, un western qui est un remake de ‘’High Sierra’’. Mais l’évasion semble être vaine. Ce sentiment de tragédie qui régit l’ensemble du film est accru via les décors. Dans le polar, les réalisateurs apprécient souligner l’enfermement du héros dans la ville, pris au piège des étroites ruelles et chambres (inutile d’en faire une liste, mais il faut avouer que de Jules Dassin à Michael Mann, les metteurs en scène de la ville sont légions). Une chance était donc donné à Earle : celle de pouvoir s’évader des villes, dans la nature de la Sierra Nevada, qui semble être sans limite.
Il n’y parviendra même pas. Tellement asservi à son destin de gangster qui était écrit d’avance, Earle ne parviendra pas à s’évanouir dans la nature et ses immensités : la liberté se trouvera au bout du chemin, dans la mort
.
Grâce à une réunion de talentueux artistes, ‘’High Sierra’’ est un très grand cru du film de gangster, genre qui hélas a fini par être assez caricaturé des décennies plus tard par Scorsese. Au regard de la fusion entre le monde du hors la loi et le monde de la nature, il ne serait pas étonnant que ‘’High Sierra’’ ait servi d’inspiration à Arthur Penn et son ‘’Bonnie et Clyde’’ (1967) ou encore Terrence Malick et sa ‘’Balade sauvage’’ (1973).