Rosemary’s baby est le premier film américain de Roman Polanski. Si les lettres roses qui agrémentent les titres du générique font ressortir une touche glamour, la mélodie entêtante de Mia Farrow et l’enchevêtrement des immeubles ternes et désolés apportent un sentiment paradoxal, entre la chaleur réconfortante et une inquiétude viscérale. Ce paradoxe concerne aussi l’appartement situé au septième étage de l’immeuble Bramford. Ses nouveaux locataires, Rosemary et Guy prennent plaisir à rénover cet univers spacieux avec les composants du modernisme, à réinvestir les lieux en faisant l’amour au milieu du salon ou en se projetant vers un avenir radieux. Cependant, derrière la fraicheur apportée par le couple Woodhouse se cache des façades au passé trouble, des longs couloirs oppressants, un sous-sol miteux et un mystérieux placard condamné par l’ancienne occupante de l’appartement. Dès les premières minutes, une ombre pèse sur le jeune couple. Le cadre peut-il corrompre une idylle ?
Les débuts harmonieux de la vie conjugale sont vite menacés par une violation de leur intimité. Elle est personnifiée par le couple âgé demeurant dans l’appartement voisin, les Castevet. Polanski semble prendre un malin plaisir à corrompre l’un des espaces les plus protégés de « l’American way of life », à savoir le cadre privé. Le premier envahissement a lieu lorsque la voisine s’invite dans l’appartement réagencé des Woodhouse et met un point d’honneur à déambuler dans toutes les pièces. À cela, s’ajoute la présence de murs très mal isolés qui n’atténuent pas les bruits quotidiens ou parfois étranges des alentours. Ces derniers viennent perturber les discussions nocturnes entre Rosemary et Guy. À la fin du film, nous apprendrons que le placard condamné est en réalité un passage entre deux appartements. Le cadre privé est définitivement percé.
Plus tard, les voisins imposeront, avec une politesse bien trop mielleuse, divers mets et mixtures concoctées pour les femmes enceintes. Polanski poussera même l’intrusion morale jusqu’à une violation physique au cours de la légendaire séquence onirique de la fécondation de l’héroïne. Sans trop en montrer, Polanski implique directement le pouvoir de suggestion du spectateur. Autre élément primordial au cœur de la stabilité du couple, la confiance entre les époux. Au cours de l’acte de mariage, cette notion se manifeste par le port de l’alliance. Lors de la séquence du viol, le mari retire son alliance. Tout un symbole. Juste avant cela, le lien de confiance avait déjà été rompu au moment où Guy pousse Rosemary à consommer un désert dont il connait parfaitement le contenu suspect.
Au cours de la grossesse, la pression augmente sur Rosemary. Son mari souhaite prévenir les Castevet dès le premier jour de l’annonce. Ces derniers font en sorte que Rosemary change de gynécologue et recommandent, puis imposent l’une de leurs connaissances. D’un faible soutien, Guy s’enferme de plus en plus dans le mutisme. Un autre lien de confiance majeur est détruit au cours du film. Il s’agit de celui du médecin et de son patient, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une patiente enceinte qui a besoin d’être rassurée. Il n’en est rien, le médecin mandaté par les Castevet laisse Rosemary souffrir durant tous les premiers mois de sa grossesse. Son objectivité sera même remise en cause lorsque Rosemary se rendra compte qu’il porte l’odeur de racine de tannis présente dans le pendentif offert à l’héroïne par Mme Castevet. Au fur et à mesure que le film avance, que la grossesse progresse, le cadre se resserre sur Rosemary. La douceur de la Lettre à Elise de Beethoven qui berçait l’arrivée, puis les premiers mois de grossesse laisse place à des airs cuivrés beaucoup plus angoissants.
Le second aspect majeur du film est son lien avec la religion. En couverture du Time, nous pouvons lire : « Dieu est-il mort ? ». Cette sentence Nietzschéenne prend un sens nouveau au cours des trente glorieuses et de l’émergence de la société de consommation. À une époque où la cupidité et les idoles manufacturées remplacent progressivement les valeurs Judéo-chrétiennes, certains individus tels que Rosemary ne savent plus vraiment vers quel chemin s’orienter. À plusieurs reprises, Rosemary prie, mais Dieu reste silencieux et impuissant. En opposition, la figure du Diable s’impose et dispose de pouvoirs illimités. Personnifiée par le couple Castevet, la sorcellerie se pose comme une alternative à Dieu. Elle se nourrit des dérives du modernisme, mais utilise des procédés ancestraux. Dans le cas du religieux comme dans celui de la sorcellerie, il y a volonté de se détourner des produits industriels jugés inefficaces et nihilistes. Car comme le culte de Dieu, le satanisme repose sur la croyance.
Lors du premier repas entre voisins, les Castevet n’hésitent pas à railler la religion en présence des nouveaux arrivants. Quant-au mari, il vend littéralement son âme au Diable dans le but de devenir célèbre. Par l’intermédiaire de la sorcellerie, son principal concurrent devient subitement aveugle. La sorcellerie est une affaire de reliques, Rosemary remarque les oreilles percées de M. Castevet ; le gant d’un ami bienfaiteur disparait, son porteur connait un sort funèbre ; la cécité du concurrent est rendue possible par l’intermédiaire d’un effet personnel échangé. Lors du rêve, la bague, ce symbole de l’unité sous le regard de Dieu, est ôtée. Un ami désigné comme catholique est évincé de la croisière lugubre. Rosemary a beau se réfugier sous le toit protecteur de la chapelle Sixtine, le doigt tendu de Dieu n’atteint pas celui d’Adam, Rosemary sera bien seule face à ses agresseurs. La notion de marquage est également prégnante. Des traits de pinceaux sont appliqués sur le corps de l’héroïne ; un supposé marquage a été appliqué sur le corps de Guy, car ce dernier se met subitement à revêtir un pyjama en présence de sa femme. Après l’accouchement, l’an 1 est annoncé. Il met fin à la civilisation Judéo-chrétienne. Rosemary adresse une ultime prière à Dieu. Ce dernier reste toujours silencieux.
Enfin, l’efficacité horrifique du film repose sur sa capacité à stimuler nos peurs primitives, particulièrement féminines. La présence du corps étranger accompagnée d’une douleur aigue n’est qu’une accentuation de la peur de l’inconnu qui peut toucher toute femme enceinte. À cela s’ajoute l’angoisse de ne pas maîtriser ses propres actes. Spontanément, Rosemary consomme de la viande crue. Déformateur de réalité, le miroir met parfois l’individu face à ses propres actes. C’est le cas lorsque Rosemary voit son reflet sur le grille-pain. C’est aussi le cas lorsqu’un film majeur use pleinement de sa catharsis.