On se prend parfois à relier ce film à deux peintres en particulier : Rubens pour l'envoûtement charnel et la beauté du corps, et Rembrandt, pour l'utilisation froide et clinique de la lumière, et il est vrai que, sans mauvais jeu de mot, "la belle noiseuse" joue sur deux tableaux distincts. Le film est à la fois oeuvre et réflexion sur l'oeuvre. La caméra s'attarde d'un côté sur le modèle, troublante et magnifique Emmanuelle Béart, qui s'offre sans voile aux regards du peintre et du spectateur. Elle s'attache à ce corps nu, comme si elle le caressait, longuement, intimement, et tisse avec lui une sorte de complicité sensuelle dans les jeux d'ombre et de lumière. La pellicule devient alors le support d'un chef d'oeuvre en mouvement, en évolution, une enivrante exposition de tableaux qu'Ingres aurait pu signer...
Et puis elle révèle, de l'autre côté, le travail du peintre, lent, laborieux, infiniment douloureux car presque assurément voué à l'échec. Le film nous montre enfin la terrifiante condition de l'artiste dans toute sa vérité : isolé devant le gouffre de la feuille blanche qu'il tente vainement de remplir, condamné à créer, à dépasser sans cesse, sadique torturé par sa propre impuissance et devenant le bourreau de son modèle. Le film crée alors une mise en abîme, car le choix des poses du modèle par le peintre rappelle celui du réalisateur vis-à-vis de ses acteurs, illustrant par-là même cette recherche toujours prolongée et jamais aboutie.
Il y a aussi ce tableau, le véritable chef-d'oeuvre inconnu, qui reste emmuré et que nous ne voyons jamais, et l'autre, pâle copie, présentée comme l'authentique conclusion du travail artistique.
Il y a enfin le livre de Balzac, modèle de départ, et le film même, très éloigné de l'original, en écho au modèle féminin et à cette mystérieuse toile dissimulée, comme les deux pôles de la création : le maître et l'élève, l'inspirateur et l'oeuvre, la muse et l'artiste.
Il s'agit d'un film fascinant, parfois difficile, surtout dans sa version longue, mais unique pour sa sublimation du corps féminin, sans concession, sans vulgarité, et pour le véritable reportage qu'il nous donne à vivre sur le travail de l'artiste, car c'est bien de cela qu'il s'agit au final, en peinture comme en cinéma : de l'acte créateur.
Jacques Rivette est Frenhofer.