Sorti en 1982, "Ténèbres" est souvent considéré comme le dernier chef-d'oeuvre de Dario Argento et constitue une synthèse du genre cinématographique dans lequel il s'inscrit: le giallo. Ici donc, un tueur ganté de noir assassine à l'arme blanche une série de personne. Son identité ne sera révélée qu'à la fin du film, qui clôt l'enquête menée par le héros. Cette archétype est la clef du giallo. Dario Argento, sans en être le créateur, est celui qui lui a apporté ses lettres de noblesse en donnant au genre une modernité, une violence et un esthétisme qui lui est propre. Ce sentiment de trouver face à une synthèse, on l'avait déjà eu avec "Les frissons de l'angoisse" (1975), qui étaient venus conclure ce qu'on appelle la trilogie animalière: "L'oiseau au plumage de cristal" (1970), "Le chat à neuf queues" (1971) et "Quatre mouches de velours gris" (1971).
Après deux passages dans l'horreur fantastique avec "Suspiria" (1977) et "Inferno" (1980), Argento retourne à ce qui fit sa gloire: le giallo. Mais un giallo différent, qui, marqué par la très grande violence de ses deux précédents films, se révèle beaucoup plus rude que les gialli précédents d'Argento.
Le giallo (du moins à la sauce "Argentinesque") peut souvent être décomposé en deux types de séquence: l'enquête menée par le héros, et les scènes de meurtre. De ce dernier type de séquence, Argento livre quelque chose d'insolite: créer des scènes ultra-étirées qui n'apporte rien de fondamental à l'intrigue. Dans "Ténèbres", les meurtres ne sont pas suggérés, mais bien montrés, dans des scènes pouvant durer une dizaine de minute. On en vient presque à se demander si ce n'est pas l'intrigue qui ponctue les meurtres, plutôt que les meurtres qui ponctuent l'intrigue.
S'il fallait juger ce film uniquement sur le scénario, on peut être dubitatif: c'est d'ailleurs un problème récurrent des gialli, le côté artificiel. Le coupable est toujours la dernière personneà laquelle on pense . Ce n'est pas forcément un défaut, Agatha Christie par exemple est capable de rendre plausible n'importe quelle intrigue, contrairement au giallo. Les scénarios sont souvent beaucoup trop tirés par les cheveux. "Ténèbres" n'échappe pas complètement à cette règle: le scénariste semble d'abord avoir choisi le plus improbable des coupables puis ensuite tissé son histoire. Or, il est mieux de créer une histoire logique qui aboutit à la découverte du coupable. Certes, le côté complètement délirant du film est justifié par la phrase prononcée par l'écrivain Peter Neal: "Quand on a éliminé l'impossible, ce qui reste, même l'improbable est la vérité" (tiré du "Chien des Baskerville" de Conan Doyle), mais Argento se focalise trop sur le synopsis: libre donc aux spectateurs de préférer ses deux chefs-d'oeuvre que sont "Suspiria" et "Inferno" où Argento se moquait complètement des conventions scénaristiques et explosait la temporalité du récit.
Mais si "Ténèbres" est un véritable chef-d'oeuvre, c'est grâce à ses hallucinantes séquences de meurtre, adoptant tour-à-tour le point de vue du meurtrier et de ses victimes. Ici, Argento recrée magnifiquement les voies inextricables du cauchemar: il n'y a pas de suspense, les victimes ne peuvent échapper aux meurtriers, sorte d'entité maléfique. C'est dans ces scènes que le réalisateur use de toute sa maestria technique pour créer une terrifiante ambiance: plan séquence stupéfiant, camera subjective... Dario A. se livre, à la manière d'un Léone pour le western, à un véritable ballet baroque et furieux où la caméra vire-volte et "danse". L'inspiration de Leone est d'ailleurs reconnue par Argento: cette manière qu'ont les deux cinéastes à étirer et distendre certaines scènes, privilégiant l'utilisation de la musique et les capacités techniques d'une caméra est absolument unique. Autre détail qui renforce cette filiation: Argento utilisera le génie de Morricone pour sa trilogie animalière. Mais outre Sergio Leone, Dario Argento tend évidemment vers le suspense hitchcockien. Ses longueurs peuvent aussi se rapprocher de celles d'Hitchcock. A ce titre, une scène rend superbement hommage au maître du suspense:
celle où John Saxon attend sur une place l'arrivée de sa fiancée.
Cette longue attente où la chute sera terrible, n'est pas sans rappeller la scène où Cary Grant attend au bord de l'autoroute l'arrivée de Kaplan dans "La mort au trousse".
Au même titre que les films de Leone n'auraient aucun interêt sans la musique de Morricone, que serait un film d'Argento sans la musique des Goblins? Elle n'est pas un simple accompagnement, mais fait partie intégrante de l'atmosphère furieuse du film. Tout est fait pour donner une impression de ballet ("Suspiria" ne se passait-il pas dans une école de danse?).
L'onirisme du film est aussi dû au lieu où l'action se passe: Rome. Mais pas la Rome que l'on connaît, pas celle que présentait ému Fellini, autre cinéaste du rêve, dans "La dolce vita" et "Roma". Nous nous trouvons dans une Rome froide, dénuée de tout pittoresque. Une Rome hostile, composée d'appartements et de villas ou le blanc domine, ponctué par des nuances de bleu et de noir. Ce blanc est le représentant de "Ténèbres", comme le rouge dominait "Suspiria" et le bleu "Inferno". Mais, ultime perversité, le blanc permet de mettre en valeur le rouge, le rouge du sang des victimes.
En fin de compte, "Ténèbres" est plus qu'un film, c'est une symphonie. Uns symphonie rageuse, une symphonie de couleur qui ne peut que souffler et impressionner le spectateur (sans toutefois égaler "Suspiria" et "Inferno"). C'est aussi un exercice de mis-en-scène, qui, il est vrai ne plaira pas à tout le monde: encore moins aux acharnés de la crédibilité scénaristique et aux yeux sensibles, car le sang coule à flot.