Homme de gauche aux convictions humanistes profondément ancrées, Joseph Losey connait bien la condition de paria, ayant été contraint de quitter les Etats-Unis lors de la montée du maccarthysme au début des années cinquante, ce qui l’amena à poursuivre la riche carrière que l’on connait en Europe. Il n’est donc pas étonnant de le voir s’associer avec Alain Delon, encore dans sa période créative, pour deux films qui racontent chacun l’histoire d’hommes en rupture d’identité. Trotski tout d’abord (« L’assassinat de Trotski » en 1972) cherchant à se faire oublier au Mexique des séides de Staline, Robert Klein ensuite qui au contraire cherche à retrouver l’identité qu’on est en train de lui subtiliser. Robert Klein symbolise à lui seul le comportement tant dénoncé d’une haute bourgeoisie parisienne qui continuait à jouir de ses privilèges pendant que le reste de la population devait s’habituer aux restrictions, n’hésitant pas le plus souvent à s’accommoder de la présence de l’occupant nazi. Par une scène introductive d’une violence psychologique insoutenable, Losey dépeint sans détour le contexte général de son film, qui nous en sommes prévenus d’entrée, n’est pas fait pour délasser mais bien pour réveiller les consciences. La femme juive examinée, on devrait plutôt dire soupesée, comme du bétail par un médecin ayant depuis un moment déchiré le serment d’Hippocrate, nous rappelle la faculté animale de l’homme à chosifier son semblable quand il est mû par la crainte, l’avidité ou encore plus dangereux par une idéologie délirante. Robert Klein lui, comme bien d’autres, applique le précepte des trois singes de la sagesse : « Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire ». Mieux, il s’est dit que le sort réservé aux juifs était pour lui, marchand d’art, une occasion unique de faire des affaires en or. C’est bien connu, « le malheur des uns fait souvent le bonheur des autres ». En dix minutes à peine, Losey nous a exposé la cruauté de l’Occupation avec ses paradoxes. C’est ce constat amer qu’il va désormais s’appliquer à corriger le reste du film, en montrant que chacun peut un jour être le « juif de l’autre ». Robert Klein dans sa robe de chambre en satin est plein d’un sentiment d’invulnérabilité qui lui donne cette morgue qu’il ne peut s’empêcher de renvoyer à celui dont la détresse l’oblige à se séparer de biens qui lui sont chers. C’est d’abord incrédule, intrigué puis inquiet et enfin horrifié qu’il découvre qu’un juif qui se cache utilise son identité, le conduisant dans une quête tout à la fois kafkaïenne et rédemptrice dont Losey ne nous donnera jamais toutes les clefs, laissant volontairement le spectateur face aux questions qu’il doit se poser confronté à de tels évènements. Alain Delon à l’origine du projet, livre une performance assez troublante qui le voit se transfigurer au fur et à mesure que Robert Klein prend conscience du sort réservé à ceux dont il tirait cyniquement mais aussi par insouciance sa nouvelle fortune. Pris dans la gangue qui progressivement l'étouffe, il écarte toutes les échappatoires qui se présentent à lui comme prisonnier d’une mauvaise conscience qui aurait pris les commandes de ses mouvements. L’acteur livre sans doute là une de ses plus grandes interprétations montrant des nuances dans son jeu que beaucoup lui contestaient. Le film pourtant récompensé aux Césars n’aura pas le succès qu’il méritait, réveillant sans doute trop brutalement des comportements que pudiquement chacun avait préféré oublier. Il reste désormais solidement accroché comme un des hauts faits d’armes de la filmographie d’Alain Delon et ce n’est que justice.