En 1934, après l’échec du Chant du Danube et récemment engagé par la Gaumont British Picture Corporation, Alfred Hitchcock renoue avec les racines du succès grâce à son premier film d’espionnage : L’Homme qui en savait trop.
Entre 1933 et 1937, la période « Gaumont British » de la carrière du cinéaste est de toute évidence marquée par la croissance du nazisme en Europe. Au niveau des scénarios, puisque les trois films réalisés durant cette courte période présentent tous des méchants à la solde de cette idéologie totalitaire ; mais également au niveau du choix de la distribution, Hitchcock ayant engagé l’un des acteurs fétiches de Fritz Lang, Peter Lorre, contraint de quitter l’Allemagne après l’arrivée au pouvoir d’Hitler. L’acteur d’origine autrichienne obtient ici son premier rôle en langue anglaise.
Tourné dans les Alpes suisses, notamment à Saint-Moritz, où Hitchcock et son épouse ont l’habitude de pratiquer les sports d’hiver, ce thriller ne profite pas du développement et du rythme d’autres succès à venir qui appartiennent à cette même période anglaise, comme Les 39 Marches. Influencé par l’expressionnisme allemand, Hitchcock tente de marcher dans les pas de Fritz Lang à travers une atmosphère sombre et pesante qui n’égale toutefois pas le génie allemand. Malgré un récit cohérent, un humour anglais qui détend l’atmosphère et à l’inverse, quelques séquences ayant le mérite d’instaurer une tension, le résultat final est creux et monotone.
La distribution ne fait guère mieux, avec des personnages peu développés et des interprétations fades. Le couple Lawrence n’apparait que très peu, laissant rapidement la place à Peter Lorre, le méchant, qui tient celui-ci à bout de bras pendant la majeure partie du long-métrage. L’époux mène l’enquête par ses propres moyens pendant quelques minutes avant de se faire capturer et de rester un vulgaire prisonnier pendant la deuxième moitié du film, sans intérêt ni envergure, cantonné à un rôle secondaire et peu bavard. De son côté, l’épouse apparait dès les premières minutes et présente un caractère séduisant et impertinent qui laisse présager une place importante pour la suite, mais finit par être rapidement effacée pour ne réapparaitre qu’au dénouement, qui boucle le lien avec les premières scènes et tente de rendre un mince honneur à ce personnage qui était prometteur. Enfin, la jeune fille enlevée est interprétée par Nova Pilbeam, 15 ans à l’époque, que l’on retrouve trois ans plus tard dans le rôle principal de Jeune et innocent. Malgré son âge précoce, sa fraîcheur et sa spontanéité font de sa prestation l’une des plus convaincantes du film, avec celle de Peter Lorre.
Hitchcock a eu des soucis avec la censure anglaise car les autorités ne voulaient pas montrer de police armée dans la fusillade finale (en Angleterre, les policiers ne sont pas armés). Le réalisateur trouva donc une solution scénaristique : un camion va chercher des armes, qui sont ensuite distribuées aux policiers.
Ce thriller d’espionnage rencontre un grand succès à sa sortie et en 1956, Hitchcock en fait un remake réussi avec James Stewart et Doris Day dans la peau du couple principal. Mais l’œuvre originelle, au scénario intéressant qui démarre avec un ton blagueur dans une station d’hiver suisse et termine dans une longue fusillade au cœur d’une rue londonienne, présente des faiblesses frustrantes dans le rythme, l’organisation et la cohérence des idées scénaristiques, les interprétations et les personnages. Néanmoins, le suspense est finement mené au cours de quelques scènes angoissantes (celles du cabinet dentaire ou de la secte religieuse par exemple). Des paroles même d’Hitchcock, « la première version [était] l’œuvre d’un amateur talentueux et la seconde celle d’un professionnel ». Cette déclaration n’accable aucune des deux réalisations mais insiste sur un aspect important. En 1934, Hitchcock, encore au début de sa carrière, multiplie ses idées de mise en scène sans donner une cohérence et une structure globale à la somme de ses composantes.