Éric Rohmer a toujours plus ou moins navigué à contre-courant. Il fit partie de ceux qui lancèrent la Nouvelle Vague, avec Truffaut, Godard ou Chabrol, puis se démarqua de ce mouvement, préférant creuser un sillon personnel de contes moraux. Il développa un style rigoureux, des textes très écrits, quand ses amis prônaient la liberté, l'improvisation, au plus près de la réalité. Dans les années 1970, à une époque où la Nouvelle Vague avait fini d'écumer et où de nouvelles aspirations sociales se faisaient entendre, le réalisateur proposa notamment deux adaptations littéraires coup sur coup, La Marquise d'O... d'après Heinrich von Kleist et Perceval le Gallois d'après Chrétien de Troyes. Pour faire moins dans l'air du temps, il fallait chercher... Ce mépris des tendances et cette fidélité à des goûts bien précis éveillent inévitablement la curiosité et forcent presque la sympathie... Rohmer est un radical, un puriste. Dans le cas présent, il ne s'intéresse pas au récit de Kleist pour en faire une lecture contemporaine. Il y plonge complètement, s'y enferme de façon hermétique, afin de restituer l'oeuvre et son contexte. Le cinéaste choisit ainsi de tourner en allemand, d'exprimer scrupuleusement les conventions sociales et morales de la fin du XVIIIe, de reproduire les décors et les costumes d'époque. La composition des plans, la lumière, les couleurs, sous la houlette du chef op' Néstor Almendros, font écho explicitement à des toiles de maîtres néoclassiques ou romantiques : Füssli (Le Cauchemar), David, Greuze, Ingres, Friedrich... Et pour compléter l'exercice de style, Rohmer donne toute sa pleine mesure au genre littéraire de la nouvelle d'origine, la "comédie larmoyante", aussi désuète soit-elle. Le résultat est à la fois austère et raffiné, froid (dans les scènes de communication publique) et passionné (dans l'intimité familiale ou amoureuse), excessivement écrit mais étonnamment bien assumé par des acteurs qui, malgré quelques "poses imposées"... et appuyées, malgré aussi le poids du verbe, parviennent à être spontanés et crédibles. Les thématiques liées au viol, à la faute, au déshonneur sont exprimées avec toute la conviction nécessaire. Bref, on y croit. On peut ne pas être très sensible à cette histoire, mais se prendre au jeu. Et force est de reconnaître que, dans le genre et compte tenu du projet du réalisateur, c'est une réussite.