Parmi les grands portraits de femmes qui sont aussi de grands filmsun certain nombre s’inspirent plus ou moins de Madame Bovary.
Explicitement pour La Fille de Ryan (1970) où Sarah Miles, insatisfaite, est magique.
Explicitement pour le roman de Fontane Effi Briest, jeune mariée délaissée magnifiquement interprétée par Hanna Schygulla en 1974 (le meilleur Fassbinder).
Mais à mon avis le grand portrait de femme au cinéma, c’est l’adaptation de la nouvelle de Tagore Le Nid Brisé (1901) par Satyajit Ray en 1964 sous le titre Charulata.
Charu est l’épouse d’un intellectuel libéral indien des années 1870 qui la délaisse pour publier son journal liberal The sentinel. L’interprétation sublime de Madhabi Mukherjee (22 ans alors) qui fut ensuite identifiée à son héroïne en fait une anti-Madame Bovary (Tagore admirait Flaubert qu’il connaissait bien). A travers sa relation avec son jeune beau-frère, poète superficiel et paresseux mais aux grandes ambitions, qui habite leur grande maison (Amal, 27 ans, joué par Soumitra Chatterjee, acteur fétiche de S Ray), elle se réalise et modifie son couple. Le mari inattentif de Charulata (excellent Shailen Mukherjee) confie à Amal le soin d’épanouir le talent littéraire de son épouse. Cela réussit au-delà de ses espérances puisse que Charulata devient auteur d’une belle nouvelle sur son enfance
, tombe amoureuse du jeune homme qui fuit tandis que les projets de son mari sont bouleversés par une soudaine trahison
.
Satyajit Ray (qui est aussi compositeur, graphiste, écrivain etc) crée pour ce film une musique traditionnelle qui contribue à présenter la contradiction entre l’anglophilie des bourgeois de Calcutta progressistes partisan de Gladstone et leur attachement à leur patrie et leur culture (en particulier au réformisme brahmoïsme de Ram Mohan Roy qui cherchait une synthèse entre une renaissance bengalie et la démocratie occidentale), ce qui est d’ailleurs loin du nationalisme ou de l’indépendantisme. Le grand chef opérateur Subrata Mitra utilise la profondeur de champ pour photographier les relations tchekhoviennes entre les trois protagonistes, lui donnant un style nettement wellesien, mais apaisé.
On se souvient toute sa vie de scènes à l’indicible beauté de ce film : Charulata observant la rue avec ses lunettes de théâtre, Charu sur la balançoire regardant Amal, les femmes s’ennuyant dans la grande maison bourgeoise, Charulata écrivant sa nouvelle puis pleurant le départ d’Amal, les amis de son mari fêtant l’élection de Gladstone par un concert, Charulata et son mari à la plage etc.
Ce film est mythique au Bengale, certainement en partie en raison de ses attaches historiques au premier courant libéral du pays. Il l’est aussi dans le monde entier par sa subtilité, sa puissance, sa beauté. Pour moi, comme pour plusieurs cinéastes, c’est aussi, notamment en raison de la profondeur du personnage principal, un des plus grands films de tous les temps.
Merci au Cinéma Les Studios de Brest d'avoir reprogrammé la version longue de Charulata (2h) dans le cadre de son Festival "Films du Répertoire".