Cette version ainsi que celle de 1932 sont les plus connues, et pour cause, elles sont aussi exquises l'une que l'autre. Pour celle-ci, c'est un grand monsieur qui occupe la barre de la réalisation, Victor Flemming, qui est derrière l'une des plus belles comédies musicales fantastiques de tout les temps et qui a œuvré sur un des plus grand monuments de l'histoire du cinoche, Autant en emporte le vent. Ainsi il y a concrètement peu de différence entre le film de Mamoulian et celui de Flemming, qui suivent le même ordre des scènes, Flemming reprenant des décors extrêmement similaires (l'appartement d'Ivy) et allant même jusqu'à voler quelques plans mémorables du long métrage de son prédécesseur (Hyde s'élançant du sommet du portail de la demeure des Emery telle une immense chauve souris). Mais il y a un foisonnement de petits détails qui, mine de rien, l'éloignent considérablement de la vision de Mamoulian, et apportent une véritable identité à ce film. Tout d'abord il y a des les changements tangibles : les noms des personnages ont variés, on passe de Muriel à Béatrice pour la fiancée du Dr Jeykill, de même pour son père qui n'est plus le général Carew mais Sir Charles Emery. Dans le même ordre d'idées les acteurs interprètent des personnages au caractères différents : si la promise à Jeykill n'est pas sujette à une refonte psychologique (ce qui s'explique simplement par le fait qu'il n'y avait pas grand chose à manier dans le domaine), Sir Charles est un dérivé de ce que représente l'homme emprisonné par ses opinions rigides, qui était symbolisé par un général obsédé par les dates et qui ici ré-émerge sous la forme d'un « pépé casse pied » strict et imbu de sa personne. Légère variante qui constitue déjà une première approche personnelle de la part de Flemming. Le début de l'histoire est également remodelé, la base de ce qui poussera Jeykill à ses actes est la mort d'un patient et non l'impatience soulevée à la fougue de l'amour. Spencer Tracy incarne un Jeykill plus âgée, plus mûr, plus raisonnable déjà avant d'avoir goûté à son breuvage, beaucoup moins excentrique, et beaucoup plus introverti. D'ailleurs la performance des deux acteurs n'est pas vraiment comparable, mais dans les deux cas ils se surpassent. La version de 1932 était déjà génialissime en ce qui concerne les acteurs, celle de 1941 se hausse même un poil plus haut que cette excellence indétrônable en introduisant Ingrid Bergman, qui fait d'Ivy une vedette presque concurrentielle au personnage de Jeykill, une femme des plus belles et des plus touchante que j'ai pu voir dans ces vrai trésors d'autrefois que sont ces vieux films fantastiques. Les scènes sont aussi plus étoffées, la rencontre entre Ivy et Jeykill n'aboutit pas à en dénouement orientée vers le sexe aussi facilement (ce moment est un vrai délice de jeu d'acteur). Le valet Poole gagne en temps de présence, pour mon plus grand plaisir ! Cependant, ce qui saute aux yeux, c'est le masque de Hyde, qui adopte un ton beaucoup plus humain, à tel point qu'on est surpris du peu de changement quand il se regarde dans le miroir. Sa transformation rentre en plein dans le vif, ses visions sont celle d'un homme en proie à ses pulsions, un rêve de riche gentleman qui aiguille son subconscient. Force est de constater que sa figure se déforme au fur et à mesure que le drame se noue, des cernes écailleuses apparaissant, le grotesque virant à l'effrayant, ce qui casse l'aspect caricatural donné au monstre en 1932. Petit à petit, on arrête de rire en le voyant agir comme un primitif, pour le craindre. Concernant les décors, ils sont moins sombres, moins fantaisistes, et paraissent plus lourd, épais, carrés, sans pour autant perdre une once de charme, tout comme la photographie claire qui enrobe ces étalas de luxe dans une crème glacée pour cinéphile. L'équipe de tournage a sans doute bénéficié de davantage de moyens financiers, en témoigne le laboratoire de Jeykill amélioré contenant des animaux en cage ainsi que plus d'espace), un nombre d'acteurs plus élevé (le colonel qui ajoute une nouvelle touche sympathique au tableau), et une panoplie de costume encore plus conséquente (ils étaient déjà sublimes dans le film avec Friedrich March, personnellement je préfère leur style, mais bon). Remarquons une autre différence importante : la présence de musique, savamment orchestrée afin de mener crescendo et decrescendo le suspense dramatique qui anime constamment ce long métrage. Je ne peux conclure sans évoquer la fin, terrible, un long morceau figé dans le temps, qui dure bien plus longtemps que pour la version Mamoulian (plus frénétique, plus sèche, volontairement confuse pour l'ultime scène d'action...), mené tel un dernier acte magistral où des questions d'amitié et d'honnêteté surgissent (Lanyon laisse le choix à Jeykill, qui sombre dans la faiblesse, ce qui dénote soit d'une pensée de bourgeois peureux qui s'éveille en lui, soit de sa perte de contrôle totale face au monstre), et l'achèvement de tout ceci ne peut être que la rédemption par la mort. Jeykill est damné depuis qu'il a commencé à se livrer à son horrible péché, et les allusions à la religion sont nombreuses (lorsqu'il brûle sa clé, le plan montre son visage derrière les flammes...), qui tient un poids supérieur à celui de la science. Alors, il n'y a pas de versions meilleure l'une que l'autre. On pourrait toujours clamer le mérite gigantesque de Mamoulian qui fut le premier à déballer tout ce cinéma désormais iconique, mais avec un peu de cœur, je préfère apprécier pleinement les 2 films qui sont tout deux des chefs d’œuvres en parvenant à ce statut de par leur manière propre. Dans tout les cas, ce film reste une pépite d'une valeur inestimable.